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Attention au veau qui a bu l’air et qui essoufflé par une course effrénée, ne se laisse pas pénétrer par l’étrange et solaire beauté du monde et s’en remet au pouvoir central de ceux qui de siècle en siècle ont consacré toute leur énergie à auto-légitimer leur domination. Le savoir de ces têtes couronnées, leur vision de la société ne peuvent être discutés et encore moins remis en cause. Face à eux Pacôme Thiellement est un auteur inclassable, ni central, ni marginal. Avec « l’enquête infinie », son dernier livre, il a l’audace et les arguments pour être « un auteur ailleurs » situé sur l’insituable, un territoire fluctuant susceptible d’accueillir tous les êtres vivants acceptant de mettre un pied ou une patte devant l’autre pour danser, se laisser pénétrer par le mystère de l’existence dans ses fulgurances inouïes et ses abimes infinis.
Il était une fois les gnostiques, des sages anonymes, » les sans-roi » convaincus que Jésus était Dieu, mais niant à toute église le droit de s’en réclamer dans le seul but d’institutionnaliser un pouvoir usurpé. Pour les gnostiques toute tentative de hiérarchisation est un leurre, une négation du génie humain, de l’égalité entre tous les êtres vivants, tous dieu. Au passage Pacôme nous informe que c’est en lisant les interviews de John Lennon, très investi dans cette pensée, qu’il a commencé à s’intéresser de très près aux gnostiques.
Si au-delà des grands poètes, de la parole prophétique, l’auteur se passionne pour des expressions non consacrées, c’est aussi qu’à un moment ou un autre de leur histoire, ces disciplines sont considérées comme mineures. Alors sans enjeu de pouvoir, elles offrent paradoxalement, la possibilité de créer en toute liberté, jusqu’au moment fatidique où elles sont reconnues, Mais fort heureusement la hiérarchisation opérée n’est jamais définitive et elles ne sont jamais à l’abri les fluctuations d’un marché capricieux.
» C’est seulement dans la sous- culture que la divinité peut s’exprimer, à chaque époque. Théâtre élisabéthain au XVI siècle jazz et cinéma au début du XXe, roman de science-fiction et musique pop dans les années 1960-1970, bande dessinée dans les années 70/90, série télévisée dans les années 90/ 2010. La sous culture est le lieu de la vérité. »
Si « l’enquête infinie « peut être plutôt considérée comme un essai, la démarche de l’auteur n’est pas celle d’un intellectuel prenant la parole comme « sachant ». Son projet est plutôt celui d’un homme accordant son crédit à l’expérience vécue, obligatoirement reliée à la puissance de l’imaginaire. Avant Allan Edgar Poe qui en 1841 crée et le premier personnage de détective et l’enquête policière, le dramaturge grec Sophocle (495 avant JC) a mis en avant le personnage mythique d’Œdipe enquêtant en pure perte sur le meurtre de son père. Le devin aveugle Tirésias, lui sait héla pourquoi l’enquête est vouée à l’échec, car l’enquêteur est ici le coupable. Alors Œdipe aveuglé par le destin ne pourra que se crever les yeux. Est-ce à dire que la recherche de sens à travers l’énigme de l’existence est vouée à l’échec ? La question restera sans réponse, sauf que toute connaissance acquise doit être remise en cause, ainsi la statue du sphinx, énigme parmi les énigmes, devra être régulièrement désensablée pour ne pas être engloutie. Il est donc impossible de ne pas chercher un sens qui en même temps ne cesse de se dérober. C’est le mouvement associé à la remise en cause de toute vérité qui offre aux audacieux la possibilité d’avancer en ressourçant à chaque fois la beauté du monde. » Dans le rapport qu’on peut entretenir avec la poésie, l’amour, la politique ou la spiritualité, il faut mettre la même rigueur qu’ont mis nos ennemis d’autrefois dans la religion, le travail, la famille, la patrie »
Si les poètes, les prophètes sont constamment sur la brèche, prêts à perdre la raison pour offrir au monde le frémissement fulgurant de leurs explorations, expériences où le dérèglement des sens provoque des états de conscience impensables, cela ne signifie en rien que le monde leur manifeste quelque reconnaissance. Bien au contraire leur exigence, leur intelligence de l’invisible, leur témérité font peur. Alors comme le dit Antonin Artaud Les poètes sont voués à être assassinés. …. Certains comme Baudelaire, Poe … ont eu des morts mystérieuses, Mais ce qui est sûr c’est que la société cherche par tous les moyens à les effacer, les disqualifier. Ceux qui ne craignent pas traverser les ténèbres pour approcher le mystère de l’existence, ne peuvent cautionner l’ordre du monde sans que leur horloge intérieure sise au cœur de leur âme ne les y autorise.
Face à ceux qui ont contribué avec une belle constance à abimer leur époque : » … Nous avons été les victimes d’une génération passée du marxisme à l’atlantisme et qui, maintenant qu’elle a aboli la différence entre droite et gauche et a imposé son petit robot, ne peut plus guère, que détruire tout ce qui reste de vie en nous » `
Face aux bétonneuses, aux dispositifs machiniques tentaculaires, se dressent les révolutionnaires, ceux qui comme Jésus ne reconnaissent l’arbre qu’à ses fruits.Ces êtres humains n’appartiennent pas la famille des opposants au système, car toute opposition en n’offrant qu’un contretype de l’existant finit par ressembler étrangement à ce qu’elle décrie. Les révolutionnaires ne sont pas non plus ceux qui font la révolution avec un grand « R ». Ils créent autre chose.
Leur espace est infiniment petit car dès qu’ils se projettent dans une forme cette dernière a vocation à figer tout projet. Les révolutions invisibles existent, elles ne sont pas forcément volontaires ni conscientes. Jean-Jacques Rousseau casse l’autorité monarchique en refusant la pension offerte par le roi. Otis Redding en supprimant les chœurs met à nu aux yeux de tous la détresse de l’homme abandonné. A la base, toute forme de hit -parade est un mensonge. Ainsi les Beatles savent qu’ils sont le porte-voix d’une collectivité silencieuse.
La force mystérieuse du collectif invisible donne sa puissance aux grandes voix. Ainsi pourra-t-on un jour écrire l’histoire silencieuse de ceux qui accompagnent, stimulent, inspirent, nourrissent les figures émergentes de chaque époque.
Les grands poètes comme Antonin Artaud ont inscrit la descente aux enfers de l’humain dans leur chair et comme ne manque pas de le souligner Pacôme Thiellement, après l’auteur du théâtre de la cruauté nos affaires ne se sont pas arrangées. Certes s’il y a toujours un démiurge, un minotaure qui nous surveillent et ce n’est hélas pas un hasard ,puisque c’est nous qui les avons placé là ainsi que leurs relais machiniques de plus en plus perfectionnés. Nous déployons une intelligence phénoménale à nous abêtir à raboter, effacer le peu d’humanité qui subsiste en nous. Et pourtant pendant plus de 500 pages un passeur émérite nous invite à monter sur sa frêle embarcation dans l’espoir jamais déçu de rencontrer, Alfred Jarry , Antonin Artaud, Edgar Alan Poe,Gérard de Nerval, Rimbaud,Isidore Ducasse, Philip K Dick, Tod Browning, David Bowie, Otis Redding, Les Beatles,Roger- Gilbert Lecomte du » Grand jeu », Jésus, les gnostiques, le Sphinx,Gébé, Jc Menu, Jack l’éventreur, l’affaire Gregory et tant d’autres.
,Loin d’un éclectisme de surface, ces propositions pourraient bien nous amener à prendre le risque d’explorer nos ténèbres, sachant qu’un jour ou l’autre pendant une seconde ou une éternité, il y aura étincelle et pourquoi pas lumière. Subtile, inattendue elle se manifeste plus volontiers dans les fissures, là où humilité, générosité, puissance de l’imaginaire peuvent trouver un refuge. L’enquête infinie est bel et bien une fissure. Une promesse infinie. C’est par la fissure que passe la lumière » Toute œuvre étant inachevée c’est à vous, à toi, à nous de la mener à son terme, joyeusement en acceptant que le mystère de l’existence perdure à jamais, malgré tous nos efforts pour y voir plus clair, malgré tous nos efforts pour renforcer nos chaînes. L’incertitude est notre seule chance.
François Bernheim
Pacôme Thiellement
L’enquête infinie
Presses universitaires de France