« L’autre n’a pas toujours belle figure, ses opinions extrêmes, xénophobes nous sont désagréables. Plutôt que de le considérer comme une brebis galeuse, ayons plutôt l’intelligence de le laisser s’exprimer, de nous persuader que tous les arguments rationnels que nous pourrons avancer seront nuls et non avenus. Pire il y a de fortes chances qu’ils le persuadent que vous le prenez pour un imbécile. L’imbécile n’a alors qu’une solution, camper encore plus fort sur ses positions. L’autre exprime un ressenti. Il est loin d’être marginal. Nous avons tous, un jour ou l’autre, des réflexes d’exclusion, des propos racistes. Il convient de connaitre nos limites. C’est à partir de là que nous pouvons faire société, refonder un langage, des pratiques qui mettent en avant notre capacité de coopération »

Jean-Pierre Cavalié – Réseau Hospitalité- Marseille Septembre 2018 (1)

Après un premier documentaire  » La sociologue et l’Ourson » sur le mariage pour tous ( 2016), Etienne Chaillou et Mathias Théry viennent de réaliser « La cravate » Leur film retrace l’itinéraire d’un jeune mal dans sa peau. En échec scolaire, il est en butte au mépris de ses professeurs.

Ses fréquentations le poussent à croire qu’il fait partie d’une race supérieure. Il adhère au Front National. Simple militant distribuant des tracts sur les marchés, il fait rapidement ses preuves et crée la première télévision du parti sur You tube. Il est ainsi amené à mettre en scène Florian Philippot. Les réseaux sociaux n’apprécient guère la prestation, mais le buzz se propage. Bastien est félicité. Ainsi fonctionne la bulle médiatique. Chaque fois que l’on parle du FN en bien ou mal, cela profite à ce parti. Bastien va ainsi gravir plusieurs échelons. Désormais admis à approcher les grands, il portera le costume -cravate. Mais il s’apercevra bien vite que ce signe de respectabilité n’est qu’une illusion. Le parti qui lui promettait monts et merveilles pourrait bien être comme ceux qu’il dénonce, une machine de guerre, certes puissante, mais où les rivalités, coups bas et aspirations au pouvoir sont masquées par un discours le FN est le seul parti  à l’écoute du peuple français. Il reste que pour Bastien, sa  dirigeante Marine le Pen  est « celle qui avait converti son mal-être solitaire en combat politique » (2) – il lui voue un véritable culte – « Elle lui parlait de la beauté unique de son pays, de la sueur, du sang, des larmes de ceux qui l’avaient précédé, et le jeune militant se projetait dans les rues du village de ses aïeux devenu le symbole de ce qu’il nommait la France d’avant, ce pays idéal… »

Etienne Chaillou et Mathias Théry l’affirment haut et fort, leur travail est avant une oeuvre de cinéma. Ils ne font pas de l’agit-prop au service d’une cause. Ils peuvent être en phase avec les convictions de tous ceux qui dénoncent depuis presque un demi-siècle la violence, le racisme et les origines néo-nazies de l’extrême droite et du FN en particulier, mais le chemin qu’ils empruntent est différent. Un film est d’abord le choix d’une écriture. Les artistes, les auteurs, les poètes , les cinéastes qu’ils traitent de la fiction ou du réel ne fonctionnent pas comme une imprimante, reproduisant fidèlement les signes enregistrés. Non, les uns comme les autres font oeuvre de création. Ils prennent en compte un imaginaire, des émotions, voire des fantasmes et travaillent sans préjugé à leur donner une forme originale correspondant à ce qu’ils veulent exprimer et qui sera ensuite  » lisible » pour les spectateurs. Il s’agit donc en priorité de saisir les aspirations, le mouvement d’un être humain dans son projet, en donnant à voir les ressorts de sa problématique en laissant le soin au spectateur non pas de juger mais de comprendre. Dans de nombreuses tentatives beaucoup ont voulu dénoncer l’entreprise  fasciste qui prospère sous nos yeux. En vain. Tout s’est passé comme si comprendre était synonyme d’accepter. Ici, le seul rejet est celui d’un débat autour du couple diabolisation/dédiabolisation. Ces gens- là sont soit des monstres, voire des ignares, des imbéciles, soit de vrais patriotes sincères, opposés à tous les politiciens pourris. Etienne Chaillou et Mathias Théry ont rencontré Bastien Régnier à l’occasion d’une commande de FR3. Il s’agissait de faire des portraits de jeunes d’aujourd’hui.  Avant même de penser à réaliser La cravate, ils ont eu de nombreux entretiens avec le jeune homme. Une relation de confiance s’est établie, et l’écriture du film s’est inventée dans l’échange. Ainsi Bastien est filmé alors qu’il est confronté à plusieurs reprises au texte écrit de la voix off qu’il peut accepter/refuser ou modifier. Ces moment où le jeune homme découvre son histoire couchée sur le papier, sont puissants. Le spectateur saisit sur le vif son étonnement, ses hésitations, parfois son amusement et soudain réalise qu’il est le témoin privilégié d’un moment unique: Bastien ouvre un livre qu’il n’a pas écrit, mais seconde après le roman d’un autre devient le sien, un livre dont il est le héros pas toujours glorieux ,mais où  il est traité comme un partenaire à part entière de l’oeuvre. Il se sent à juste titre reconnu. Ce miroir en mouvement le réfléchit et le faire réfléchir et possiblement évoluer. Cette forme qui met en place un dispositif technique spécifique, instaure un véritable dialogue entre l’image film et le roman écrit. Il y a là une nécessité qui au-delà de l’investigation sur un Front National, pudiquement rebaptisé Rassemblement National, démontre que l’image est capable d’échapper à sa propre fascination en se confrontant à la logique d’un autre discours, en l’occurrence celui de l’écrit.

L’ex Front National est aussi le contemporain  d’une perte de repères générale où le bombardement d’images joue un rôle de premier plan. Il est pour le moins jubilatoire que cette démonstration soit faite par des réalisateurs de la nouvelle génération qui affirment leur modernité en prenant appui sur un support que la jeunesse populaire ne fréquenterait plus, tout comme elle ne s’intéresserait plus à la politique. Le film oblige à se poser autrement la question.

Il suffit sans doute d’avoir du talent, de ne pas prendre les gens d’en face pour des cons et de regarder devant soi plutôt que derrière, pour inventer un discours qui respecte autant les protagonistes du film que les spectateurs.

Mais comment le parti d’extrême droite a-t-il pu accepter d’ouvrir ses portes à des cinéastes Indépendants? Sans doute le choix de mettre en avant un militant presque lambda mais pas  tout à fait, s’est avéré très judicieux. Bastien aspire à grimper plus haut, il approche ceux du cénacle mais il n’en fait pas partie. Par contre ses chefs ayant confiance en lui, comme lui a confiance dans l’équipe de tournage, le film a pu se faire.

Reste une question fondamentale. Le documentaire la cravate nous révèle t-il la vraie nature du Rassemblement National, soi-disant parti d’une France apaisée? La réponse à cette question ne peut qu’être décalée.

Pendant presque un demi-siècle la gauche et une partie de la droite dite  républicaine  ont dénoncé les abominations de ce parti . Le film incidemment relève certaines traits de racisme, de violence de rejet de l’étranger, mais d’une idéologie de haine il n’en est pas question. La nouvelle génération du parti est arrivée au pouvoir et face à elle les arguments de ses adversaires politiques  qui ont exercé le pouvoir, sont inaudibles. Quand près de 14%  des français  vivent en dessous du seuil de pauvreté, il est difficile de leur  démontrer que ce serait pire si l’extrême droite arrivait au pouvoir. De quel droit , des partis qui ont quelque peu ou beaucoup méprisé le peuple peuvent-ils faire la leçon? Le Rassemblement National face aux » pourris » qui ont gouverné semble vierge de toute turpitude. Et à l’échelle des villes conquises il fait un travail de proximité et d’empathie initié il y a quelques décennies par le Parti Communiste. La violence et le mépris avec lesquels il traite les partis adverses, à Hénin Beaumont par exemple ne choque que les initiés.

Dire que la diabolisation du Front a échoué est aller trop vite en besogne. Elle a été particulièrement efficace là où on ne l’attendait pas. A deux niveaux:

-La gauche bien- pensante plus résolue à traiter des problèmes de société qu’à satisfaire les aspirations populaires s’est refait pendant un temps une santé sur le dos de l’ennemi de la démocrate. Ceux d’en face sont des salauds, des voyoux et nous qui dénonçons les salauds, sommes forcément de bons démocrates.

– Le Front lui avait beau jeu lui de dénoncer ceux qui voulaient enfermer ses partisans dans un ghetto. Il était la cible  d’un complot fomenté par le pourris cosmopolites au pouvoir, ennemis du peuple et de la nation. Les attaques véhémentes contre le Front  lui ont permis d’adopter une posture de victime attachée à défendre toutes les victimes du système.

 La diabolisation, on l’a vu en 2017,  a bien profité aux stratèges d’extrême droite. Qu’une petite minorité néo nazie tire les ficelles en sous -main n’est absolument pas démontrable. La seule démonstration possible serait celle qui pourrait être opérée, par une gauche qui, chiffres et propositions à l’appui, servirait les intérêts d’une majorité de nos concitoyens. Etienne Chaillou et Mathias Théry, n’ont pas à se substituer aux politiques, mais leur film contribue à fissurer la façade de respectabilité du RN. S’ils ont pris le parti de suivre un individu témoin, susceptible de nous éclairer sur les agissements de ce parti, c’est qu’il était impossible de faire autrement. Le parti négationniste, antisémite ,raciste créé sous les auspices du groupe néo-fasciste Ordre Nouveau en 1972 devient le mouvement de masse des abandonnés du système. Leur nombre grossissant à vue d’oeil, le danger devient de plus en plus pressant.

La force de La cravate est de partir d’un individu pour donner un aperçu du mode de fonctionnement du RN à un moment donné de l’évolution de la société. Il démontre que les pratiques du mouvement anti – système sont les mêmes que celles des pourris qu’il dénonce. L’heure est grave et c’est bien parce que La Cravate nous offre un intense moment de cinéma que nous pouvons prendre conscience du vide qui nous entoure. Le film au lieu de stigmatiser ouvre la porte à la réflexion. Serait-il extraordinaire de vouloir comprendre ce qui se passe. Serait-il utopique de croire qu’un individu puisse  remettre en question son appartenance à un parti comme le RN?  Certainement pas. A preuve le respect de la personne  dont font preuve les réalisateurs pourrait permettre à Bastien d’évoluer. A travers tout le pays comme dans le monde entier Les jeunes générations suivies parfois par leurs ainés se révoltent. Les associations, les collectifs  sont en ébullition.  C’est en faisant avec les autres et non pas pour les autres que l’histoire pourra avancer. A nous d’inventer  des actions inclusives. Ainsi fonctionne magnifiquement ce documentaire. Le film La cravate qui met à nu une réalité souvent obscurcie, n’a rien d’un cache-sexe. Ceux qui sont censés nous écouter devraient savoir qu’en faisant appel plus souvent aux artistes, aux créateurs, aux poètes, on élève le débat. Le peuple est fier, intelligent quand on le respecte.

François Bernheim

 (1) interview réalisé à Marseille dans le cadre d’un reportage sur les initiatives citoyennes. « Marseile trop vivante » / www.cafaitdesordre.com ou sur le club Médiapart.

(2) citations extraites du texte écrit correspondant à la voix off du film

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