Au bout, du bout du monde comme en son épicentre règnent la peur, la rage de destruction de la vie. La catastrophe approche à grands pas. Faut-il réunir les chefs d’états, les grands capitaines d’industrie dans un Davos improbable pour qu’ils prennent les mesures adéquates?
Surtout pas. Trop d’agitation pourrit les cervelles et le coeur. Non, il vaut mieux prendre l’être aimé par la main et marcher très lentement vers la librairie la plus proche, en quête du dernier roman de Claudie Hunzinger, » Les grands cerfs ». Ainsi vous vous donnerez l’immense chance d’apprendre comment les occidentaux ont saccagé la vie vivante sur notre planète sans même que soit abordé la funeste entreprise de colonisation des peuples écrasés par leurs vainqueurs civilisés.
Une femme Pamina et son compagnon Nils quittent le confort des plaines pour vivre dans une grande solitude en haut de la montagne à la lisière de la forêt. Là, Pamina, avec l’aide de Léo son ami photographe, découvrira petit à petit la souveraine splendeur des grands cerfs.
Postée dans une cabane à l’affut, elle fera jour après jour connaissance d’Arador, Wow, Paris, Appolon, Géronimo, et de quelques autres.
» Quand soudain, dans mes phares, un tonnerre de beauté a traversé le chemin d’un bond, pattes rassemblées, tête et cou rejetés en arrière, ramure touchant le dos, proue du poitrail fendant la nuit ».
Pendant les deux mois du brame, les cerfs luttent pour la survie de l’espèce, tentant de séduire le plus de femelles possibles à travers leur chant inoui. Les cerfs ne sont pas des carnivores, ils se nourrissent d’herbe et passent le reste du temps à ruminer en arpentant le territoire. Ainsi avec beaucoup de sagesse ils semblent lire et relire un monde plutôt enclin à croire que la vitesse permet d’atteindre plus efficacement le but recherché.
Dotés d’une imposante et magnifique ramure ces animaux dits sauvages perdent chaque année leurs bois et vivent ainsi une sorte de petite mort suivie d’une renaissance tout aussi magnifique. Sous prétexte que les cerfs nuiraient à l’équilibre de la forêt L’ONEF autorisera les chasseurs à les massacrer, pardon à les tirer. Léo, opportuniste sera du côté des chasseurs et Pamina du côté de la vie.
L’aventure en apparence immobile de Pamina qui a déserté les lieux de catastrophe est littéralement vertigineuse. En ouvrant les yeux sur les espèces disparues, en écoutant le chant des oiseaux encore vivants, en se donnant le temps de « ruminer » les bouleversements du monde, elle réussira à libérer son esprit colonisé. Le poète ne sait pas tout ce qu’il sait. Depuis près d’un demi-siècle les anthropologues les scientifiques remettent en question les concepts occidentaux opposant nature d’un côté et culture et société de l’autre. Les derniers travaux dignes de foi témoignent de l’intelligence animale et mettent en cause également la frontière entre le monde des humains et le monde animal.
En retrait sur sa montagne celle qui a déserté l’agitation stérile des grandes métropoles est en fait au coeur de la réalité et de la tragédie qui se déroule sous nos yeux. Des les premières lignes du roman nous apprenons que « Le 29 Octobre 2017, Denis Banks, activiste, fondateur du mouvement indien américain, est mort à Rochester…. Selon ses volontés il a été enterré dans une peau de bison avec ses bijoux sacrés ».. Un homme-bison en quelque sorte…
Plus loin Pamina sans doute assez proche de l’auteur se demande si elle n’a pas écrit ce livre » du fond du ventre d’un loup » Une femme loup en quelque sorte. Comme le suggère Claudie Hunzinger les contes les fictions où les uns jouent à dévorer les autres constituent des tentatives tout à fait sérieuses d’élargir une réalité que notre carcan mental tend singulièrement à rétrécir. » Wow est le cerf de ma vie. Il fait partie de mon monde, et je crois que je fais partie du sien… » Ainsi cette femme intrépide va éprouver un délicieux frisson à l’idée de pouvoir s’affranchir du genre humain.
Ainsi s’invente sous nos yeux médusés une héroïne capable de voyager à travers les différentes espèces, elle pourra être herbe, mésange, loup et pourquoi pas femme.
Une femme « augmentée » non par le numérique mais l’acceptation de son identité plurielle. Cette exploratrice, sans avoir besoin d’aller visiter d’autres planètes invente une nouvelle odyssée à géométrie variable. Elle ne fantasme pas, elle vit ici au bord du gouffre, en toute liberté poétique.
L’aventure humaine se propulse sur une corde tendue au-dessus du vide entre une joie immense, porte ouverte sur toutes les vies possibles et l’angoisse de la catastrophe à venir.
Maintenant que nous savons que la plus grande jouissance ne vaut que par le respect de l’autre, pourrons nous rattraper le temps perdu? Surtout ne nous précipitons pas pour répondre. Tant que nous serons capables de regarder au fond des yeux un grand cerf, le temps sera à nous. Alors amusons nous à le perdre, les portes de l’esprit et du corps ouvertes à tous les vents.
François Bernheim
Claudie Hunzinger
Les grands cerfs
éditions Grasset
Sur France Culture du 19/ 11 « La part sauvage de Claudie Hunzinger » une magnifique interview de l’auteure par Olivia Giesberg. La voix de la romancière entre chair et terre ajoute à ses propos une densité remarquable.