«J’écris pour changer le passé», répond-il à Ruben Mouichkine qui s’étonne d’une frénésie calligraphique d’allure quasi mystique, à la prison de Tulle où ils sont détenus en 1943. Et tout est dit.
«Changer», pour lui, ce n’est évidemment pas trahir. C’est fournir de ce qui advient une version rhapsodique, chargée d’imaginaire, infiniment plus vaste et agissante que les récits officiels. Et toutes les polémiques sur l’exactitude historique de ses dires englouties dans la vague du poème, comme pour Hugo, Cendrars, son ami Julio Cortazar, ou celui qu’il considérait comme un maître, Henri Michaux.
Il est le poète au sens de poiein – celui qui crée – d’une époque surgie de fracas infernaux, où l’aspect factuel de la réalité masque ou obscurcit le réel, le sens profond de ce qu’on vit. «Avec/ ces écritures de marché/ autour de nous / et qui nous sollicitent/ nous/ n’aurons/ d’autres existences/ que celles de leurs contraintes./ Pourquoi/ (ne pas nous ouvrir)/ la possibilité du choix ?» (1)
Tôt immergé dans la forêt des mots, le poète retrouve alors son arme immémoriale, la métaphore. Exclu du petit séminaire Saint-Paul de Cannes où l’avait placé sa mère, le fils de Lætizia la femme de ménage franciscaine et d’Auguste l’éboueur anarchiste entre au lycée de Monaco, à 17 ans il y écrit une épopée signée Lermontov où il se moque des professeurs, ce qui entraîne son renvoi. Blessé par la police lors d’une grève, ce père qu’il aimait et admirait meurt en mars 1942. Il deviendra le héros mythique de La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G, montée par Jacques Rosner à Villeurbanne, et à Berlin (2), plus tard reprise à l’Odéon. Résistant, Gatti est arrêté à Tarnac par la Gestapo en 1943, incarcéré à Tulle, puis interné au camp de travail de Lindemann. Il s’évade et s’engage en Angleterre dans les sections spéciales parachutistes. À partir de 1946, il sera journaliste pour de nombreux titres, du Parisien à Libération en passant par l’Express, et obtient le Prix Albert Londres en 1954 pour un reportage fou : Envoyé spécial dans la cage aux fauves. Gatti utilisera le journalisme pour poursuivre son aventure politique et poétique à travers le monde, en Chine, en Corée, en Sibérie, en Algérie et en Amérique du sud : Cuba, la Patagonie et le Guatemala, où Le Parisien l’a envoyé suivre la révolution. Il participe à la guérilla et rencontre Felipe, jeune Indien Maya qui marqua son travail sur le langage.
Dans un long entretien entre Gatti et Marc Kravetz pour France Culture (À voie nue, 1994), il y a ce passage où Ruben Mouichkine, supposément détruit, réduit en miettes après 90 jours de mitard à la prison de Tulle, sidère et vainc ses tortionnaires d’une danse cosaque où chaque pas est scandé d’une lettre. Instant inouï à partir duquel Gatti écrit Les Chants d’amour de l’alphabet d’Auschwitz, devenu ensuite Adam quoi ?. «Cette danse, dit-il, lui fit gagner la guerre». Aucun doute, l’efficace du symbole supplante de loin toute force de destruction physique. Ce qui constitue l’Homme, c’est l’esprit et la langue. «Si (les mots) me lisent comme je me suis longtemps lu, je serais un roman cherchant dans l’alchimie des lettres les vraisemblances cachées d’un texte-monde.» (3)
Le poète ne s’oppose pas à la réalité, il la met au défi de passer aux aveux, la somme de dire l’indicible, de ne rien laisser de côté. Il élargit son horizon au-delà des limites du vraisemblable, pour que l’imaginaire prenne le pouvoir sur elle. Jusqu’à ce qu’elle retrouve la voie de l’épopée, où les fulgurances du geste et du mot redevenus acteurs terrassent toute pauvre apparence. Où le sens, seule arme de l’humain, est enfin victorieux, arraché aux grilles du temps, aux limites de l’espace. Ce «mentir-vrai», sans doute, dont parlait Aragon. Où la narration cède la place à la parabole, pour dire non pas seulement ce qu’il en est, mais ce que le voyant doit y voir. Jean-Marc Luneau a monté avec lui plusieurs de ses pièces, dont Berlin, les personnages de théâtre meurent dans la rue. Il dit : «Le combat de Gatti deviendra la langue qui lui permet d’honorer ses morts, de leur donner quelques temps de plus à vivre, « d’enfin, dit-il, gagner la guerre d’Espagne ». Alors, inlassablement il invente la langue, les mots qui disent la victoire dans l’univers par-delà les défaites dans l’histoire.»
En plus des arbres, des chats qui habitent son nom, des oiseaux et des philosophes taoïstes, ce poète d’une époque à la mécanique déshumanisante dont il traversa le gouffre, se cherche de nouveaux alliés pour faire basculer la logique qui voudrait l’écraser, le condamner à la causalité, au déterminisme. Il trouve l’astronome Johannes Kepler, le mathématicien Jean Cavaillès, et les pionniers de la physique quantique comme Niels Bohr ou Werner Heisenberg. Impossible d’écrire raisonnablement sur Dante Sauveur Gatti, celui qui ne termine jamais rien, qui se place délibérément au centre précis de l’histoire, là où il veut être. Dont la pensée, comme dans la tradition talmudique, n’est faite que de questions et vit d’une discussion sans fin. «Il n’y a pas de réponse, dit-il à Marc Kravetz (4), une page ne devrait être faite que d’interrogations. Les réponses sont toujours sa mauvaise graisse.» Un chaman d’Occident dont l’imaginaire pulvérise ce qui réduit l’humain, avec en poche Henri Michaux, Antonio Gramsci, Tchouang Tseu et Arthur Rimbaud, à portée de main.
Il travaille avec ceux qu’on nomme les «exclus» (il déteste ce mot), tous. Il ne les ménage pas. Parce que c’est ceux-là qui doivent reprendre le langage, parce que c’est leur seule arme, leur force et leur pouvoir, parce que c’est une obligation, la sienne. Parce que c’est cette guerre qu’il doit gagner, que seul le poète peut mener : «Lors du dernier stage à Montreuil, je travaillais avec des Algériens et des Africains. Je leur ai dit que ce n’était pas possible de travailler avec eux s’ils n’avaient pas la volonté d’être des créateurs, les maîtres de leur langage. Il faut qu’ils cherchent à dire ce qui est au plus profond d’eux, puis à apprendre aux autres les chansons retenues pour la pièce, à en traduire la langue (l’Arabe, l’Italien, l’Allemand) dans un langage partagé par tous. (5) »
Tout ce qu’il empoigne et emporte avec lui, se prenant pour Dieu et proposant à ses «loulous » d’en faire autant (car «Dieu en a marre d’être Dieu»), sert à construire un monde où l’Homme est – a été et sera – plus grand que l’homme. Un monde où le théâtre ne peut «jamais être la fabrication d’un produit, ce qui élimine trois choses: le tiroir-caisse, les acteurs et les spectateurs. Que reste-t-il ? L’aventure du langage. On ne doit pas payer pour aller au théâtre ; la poésie n’est pas une marchandise. En Suisse, les spectateurs ne payaient qu’en sortant à condition d’être d’accord avec les idées politiques défendues, l’argent étant versé à la personne dont il est question dans la pièce.» (6). Pour vivre il sera reporter, notamment pour le Parisien, récemment «libéré». Mais jamais il ne cessera de travailler l’imaginaire dans la mémoire, de sculpter le passé et le présent pour ouvrir une brèche au futur. Comme avec la monumentale Parole errante, poème-fleuve d’un insurgé de la langue, en 1999, scandé par les grandes étapes de son siècle et de sa vie. Au cinéma, il sera entre autres réalisateur et scénariste avec Pierre Joffroy du génial film L’enclos. Deux prisonniers d’un camp dont seule la mort de l’un pourra sauver la vie de l’autre. Et bien sûr il y eut l’aventure du théâtre, qui commença vraiment en 1959, quand Vilar porta à la scène Le Crapaud buffle, écrit, après Quetzal, à partir de la rencontre et de la mort de Felipe. Rencontré par Agnès Varda, Vilar devient son «grand frère» en théâtre.
Notre théâtre, il l’accuse de suivre les règles de la cour de Louis XIV, où l’on ne capte vraiment l’action que de la septième place au centre de la salle. Celle du roi. Le théâtre qu’il veut faire, lui le relie toujours à la source de renaissance mythique des trois rabbins qui faisaient jouer les détenus d’un camp à partir de ces mots : «Ich bin, Ich war, Ich werdesein» (7), qu’ils aient été entendus ou rêvés.
L’aventure du langage, notre aventure, où toutes les guerres seront gagnées, parce que la fulgurance du sens est sa flèche, parce que le symbole est notre outil de précision et notre maître. Parce qu’il est le poète d’une époque instable et oxymorique, qui, sans en accepter les règles, ose la prendre en charge, dans un déferlement confus et efficace qui touche au centre, sans autre artillerie que sa plume. Arraché à la langue comme ses camarades de tous les temps et de partout, la reprenant de force, la déployant pour la rendre à ses frères d’un geste simple, immédiat et sacré. Performatif. La cartouchière de mots en bandoulière d’un Robin des bois très prolixe. «Au début il fallait seulement que je sois plus fort que les Français sur leur propre terrain. C’est d’abord une histoire d’orthographe et de grammaire, puis tu te prends au jeu et cela te conduit au maquis. » Quand il veut dire le combat contre l’occupant britannique dans le nord de l’Irlande pour un film (8) où il est question de l’assassinat d’un peuple, il pense d’abord à la destruction de sa langue. Et aux arbres de l’alphabet gaélique.
Auteur de La Passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes interdit par l’État français en 1968 à la demande du gouvernement espagnol, par sa vie même, Gatti prouve la nécessité vitale d’une résistance incarnée et armée d’une langue. Cet anarchiste partage avec le Jean de l’Évangile une certitude fondamentale : « Au commencement était le verbe ». Tout son combat est de parole. Stéphane Gatti me le rappelle : les exégètes des religions peuvent approfondir sur l’idée de logos ou même celle d’arkeî (qui me reste encore mystérieuse). Nous nous contenterons des mots de Friedrich Hölderlin : «L’homme habite en poète» et de ceux d’Heidegger qui parlait de la langue comme «la maison de l’être». «La première fois qu’il cite Saint Jean, ajoute Stéphane, c’est à la prison de Fleury Mérogis (9), où il menait un stage : « dans ce lieu où la parole s’asphyxie, nous avons à faire d’elle notre habitation »». Et au réalisateur Raoul Sangla qui leur demandait ce qu’ils tiraient de l’expérience, les détenus répondirent : «Nous nous sommes enrichis de 300 mots».
De la Shoah aux luttes des Amérindiens, des soulèvements de l’Ulster à la résistance au franquisme et la dissidence soviétique, ces combats ne furent pas seulement l’inspiration du poète, tout son être immergé dans les vagues d’une histoire redevenue épique, sa barque volontairement soumise à ses ressacs, du côté de l’opprimé toujours, celui qui se dresse du haut de sa fragilité, du chercheur qui ouvre sa recherche, des artistes dignes de ce nom. «Quelle que soit la pièce de Gatti que l’on aborde, écrit Michel Séonnet (10), on est vite confronté à ceci : Comment Sacco et Vanzetti, Rosa Luxemburg, Durruti, Roger Rouxel (11), tous les noms inscrits un à un sur la pierre des martyrs, et Auguste, le père, premier d’entre les morts, et désormais Jean Cavaillès inconnu n°5 du carré des fusillés d’Arras, comment peuvent-il être présents ce soir ? Le nom change. Mais l’enjeu est toujours le même. Qu’ils soient là. Ce soir. Sur cette aire de jeu.»
Évoquant l’œuvre dramatique, Olivier Neveux exprime ainsi cette rencontre rare entre poétique et politique : « S’il épouse les luttes d’émancipation du vingtième siècle […] ce théâtre, moins prosélyte que réflexif, propose, au-delà des motivations et des raisons de combattre, un retour sur cet « infracassable noyau de jour » qui irradie les heures sombres de l’histoire, lorsque l’individu défie ce à quoi les pouvoirs voudraient le réduire». (12)
J’ai rencontré pour la première fois son monde et son théâtre en avril 1968. C’était Les Treize Soleils de la rue Saint-Blaise, mis en scène par Guy Rétoré au Théâtre de l’Est Parisien. Rétoré avait demandé à Émile Copfermann de réunir des habitants du 20e arrondissement de Paris pour que Gatti écrive avec eux une pièce sur les transformations du quartier. C’était juste avant l’explosion de mai et peu de gens comprirent qu’il leur donnait à voir et à entendre ce qui émergeait sous leurs yeux.
Le 26 janvier 2017, pour le quatre-vingt treizième anniversaire qui précéda de peu son départ en avril, il était à la Maison de l’arbre à Montreuil, les anciens studios de Méliès devenus depuis 1998 un lieu d’art en action autour de lui et de son œuvre. C’était hier.
Vieil enfant bourré de joie guerrière et à jamais amante de la vie, dont le corps intérieur secoue toute inertie avec la maîtrise d’un jeune Nijinski. Et c’est comme une passerelle au-dessus d’un abîme, par-delà l’absence d’issue visible, nous ramenant dans le Grand Temps de l’Homme. Celui de l’oralité. Ce fil qui circule entre tous et nous nourrit des combats politiques et poétiques de tous les autres, ceux d’avant, ceux de maintenant, ceux d’après. Antonio Gramsci, Rosa Luxemburg, le grand anarcho-syndicaliste Benvenuto Durutti, ses frères et ses sœurs. Éternel griot de la résistance comme façon d’être au monde, brossant et déployant d’immenses fresques politiques, poétiques et arboricoles, déversant sur la toile de notre imaginaire des flots d’images habitées, dont la source jaillit du maquis de la forêt de la Berbeyrolle, haut lieu de Résistance dont il a fait le point nodal de son récit, où des hommes s’enterrèrent pour assumer leur renaissance et où les arbres de la révolte se levèrent, ralliant à eux toutes les forêts du monde.
Guerrier métaphysique suivant du doigt chaque ligne du poème, chaque trace de ce parcours qui le mena du bidonville du Tonkin dans le quartier Saint-Joseph à Monaco, au camp de travail Lindemann puis à la forêt de la Berbeyrolle, le maquis de Georges Guingouin, jusqu’à son dernier havre de Montreuil-sous-bois.
Cousant l’un à l’autre les mouvements de son âme aux tourments de notre existence commune sans jamais en lâcher l’écheveau ni le fil, ce moine copiste des chants qui le traversent, funambule sur la crête de nos rêves, affiche la candeur du très jeune maquisard. Mû par le souffle de l’océan et des forêts remplies d’oiseaux, debout sur le radeau, brandissant à bout de bras le flambeau qui troue par instants la nuit d’une mer furieuse, il vainc l’obscurité du temps et arrête les vagues. Tournant comme un derviche dans une tempête hachée de lumières, ce délicat ténor murmure encore à nos oreilles l’impalpable secret de la survie de l’âme. En traversant la voix, le corps d’un homme debout, en adoptant son pas, ses détours et ses haltes rêveuses, une interminable lignée de combattants et de poètes reprend le fil de sa – de notre – longue et très émouvante marche. «Marcher comme si marcher était le but à atteindre».(13)
Nicolas Roméas (www.linsatiable.org)
Acteur culturel, auteur, Nicolas Roméas fait aujourd’hui partie de l’équipe de bénévoles du site L’Insatiable (www.linsatiable.org) en tant que rédacteur en chef. Il participe également à la revue franco-belge Archipels.
* – Phrase tracée sur un mur de la prison de Tulle que Gatti reprend dans sa pièce : Didascalie se promenant seule dans un théâtre vide.
1 – In La Parole errante éd. verdier, préambule de Michel Séonnet. Trois volumes (1999)
2 – Première le 16 février 1962 par la cie du Théâtre de la Cité à Villeurbanne. Mise en scène Jacques Rosner. Décors et costumes René Allio. Direction musicale Philippe Chabro. Musique Claude Lochy. Avec Jean Bouise, André Bénichou, Isabelle Sadoyan, Pierre Meyrand, Jean-Louis Martin Barbaz.
3 – In La Parole errante éd. verdier, préambule de Michel Séonnet. Trois volumes (1999)
4 – Marc Kravetz, L’Aventure de la Parole errante, multilogue avec Armand Gatti, ed. Verdier (1987).
5 – Entretien avec Alexandre Wong pour Cassandre N°66.
6 – Entretien avec Alexandre Wong pour Cassandre N°66.
7 – «Je suis, j’étais, je serai.»
8 – Nous étions tous des noms d’arbres. 1982. Scénario et réalisation : Armand Gatti ; Traduction Joseph B.Long; Interprètes : Communauté du Workshop et habitants de Derry. Producteurs délégués : Jacques Gouverneur, Jean-Jacques Hocquard, François Leclerc, Gérard Martin.
9 – Les Combats du jour et de la nuit à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis : Création réalisée pour un stage de réinsertion du ministère de la Justice à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Représentations en avril 1989 au bâtiment D2. Texte et mise en scène : Armand Gatti. Scénographie et costumes : Stéphane Gatti.
10 – Numéro de mai 2002 de la revue Europe.
11 – Roger Rouxel : résistant français, soldat volontaire de l’armée française de libération (FTP/MOI), membre du groupe Manouchian, fusillé en 1944 avec ses 22 camarades au Fort du Mont Valérien.
12 – Armand Gatti, l’arche des langages. Textes rassemblés par Lucile Garbagnati, Frédérique Toudoire-Surlapierre. Études universitaires de Dijon. 2004.
13 – Le Cheval qui se suicide par le feu, représenté en 1977 au festival d’Avignon.