Par Kenza Sefrioui
J’ai fait la connaissance du romancier algérien Samir Toumi lors du colloque organisé à l’Université Lyon II Lumière et à l’Université Grenoble Alpes par Touriya Fili-Tullon et Reda Boulaâbi, du 5 au 8 décembre derniers, sur le thème de « Créer, publier et éditer en français depuis le Maghreb ».
Fils de
Le second roman de Samir Toumi raconte de façon saisissante le poids de la génération des anciens combattants sur la société algérienne.
Un an après le décès de son père, le Commandant Hacène, « glorieux moudjahid de l’Armée de libération nationale » et « valeureux bâtisseur de l’Algérie indépendante », son fils cadet se rend compte qu’il est sujet à d’étranges effacements : le miroir ne lui renvoie plus son reflet. Le psychiatre qu’il consulte lui apprend que ce « syndrome de l’effacement » ne touche que des hommes d’une quarantaine d’années nés après l’Indépendance. Tous des fils de héros de la libération de l’Algérie. La psychanalyse qu’il entame pour freiner la répétition du fâcheux phénomène est une plongée dans l’histoire de ce pays prisonnier de sa mémoire.
Figures envahissantes
À 44 ans, le narrateur est un homme falot et indécis. Il habite chez sa mère, dans la villa que son père a construite. Il a gravi tranquillement les échelons de la Société national des pétroles et gaz algériens (SONAGPA) où il est entré sur coup de téléphone de son père. Il fréquente sans conviction Djaouida, la fille d’un compagnon d’armes de son père. Il est hanté par son père, sans pouvoir se rendre compte si cet état est un effet du deuil ou s’il est révélateur d’un trouble de la personnalité. Tout dans le récit renvoie à l’opposition radicale entre le père et le fils. Le premier, brillant, jouisseur, sociable, séducteur. Le second totalement effacé, contemplatif, ne retrouvant, aussi loin qu’il remonte dans ses souvenirs, qu’une image de lui-même en train de regarder les autres, les conquêtes de son père, de son frère Fayçal. Et de se conformer « à l’image qu’on se fait du fils de Si Hacène, Commandant de la Wilaya 1 ». Une carte postale, en quelque sorte, et pas une vie. Lors d’une tentative de fuir l’inquiétant symptôme, le narrateur part quelques jours à Oran où il est atteint significativement par une faim insatiable et une soif d’émotions de toutes sortes.
Après le poignant Alger, le cri (Barzakh, 2013), Samir Toumi livre un second roman très fort, sur le phagocytage d’une génération par ses aînés. Et tout en finesse, grâce aux ressources du fantastique, il brosse une virulente critique de cette caste pour qui bâtir son pays signifiait se construire un patrimoine, un réseau de relations, des villas à louer aux ambassades et des pieds-à-terre à l’étranger, et qui n’a laissé à ses enfants, à défaut de projet d’avenir, que le rôle de vénérer leur écrasante image.
L’effacement | Samir Toumi | Barzakh | 216 p. | 12 €
Extrait: Le deuil du père
« L’évocation du décès de mon père a fait monter en moi une irrépressible mélancolie, et le silence du Docteur B. n’a fait que l’amplifier. Le rayon de soleil qui filtrait des persiennes avait lui aussi disparu et toute la pièce baignait dans une lumière lugubre. Je prenais peu à peu conscience de ce sentiment de manque, de cette amputation. Était-ce mon père qui me manquait, ou simplement son envahissante présence au quotidien ? Au fond, je le connaissais peu, car je ne partageais jamais rien avec lui, ni conversations, ni activités. Pourtant, pendant toutes ces années, j’étais plein de lui. Mon père vivait intensément et bruyamment autour de moi, si bien qu’il était constamment avec moi, voire en moi. Tout s’est passé comme si, durant toutes ces années, il avait recouvert ma peau, pénétré mon cerveau et même empli mon estomac. Puis, sans crier gare, il est sorti de moi, ou plutôt, je me suis vidé de lui. Il est parti, me laissant seul, dans une vie qui ne se déployait qu’en fonction de lui, qu’à partir de lui. Il est parti et je dois vivre avec un corps et des organes que je dois faire fonctionner tout seul, sans lui. Alors que ma mère survivait en statue pétrifiée sur un canapé, je suivais quant à moi le cours de mon existence, en marionnette désarticulée, sans envies, et depuis peu, sans reflet. »
cet article a été mis en ligne sur le très beau site littéraire « En toutes lettres »