Je vais vous raconter une histoire…
Petits et grands ouvrent grand les oreilles et les portes d’un imaginaire qui accorde toute la place nécessaire au rêve et au vagabondage.
Celui ou celle qui raconte les emmène sur le territoire de la fiction, domaine qui s’opposerait à la réalité, telle que nous la vivons ou sommes obligés de la vivre tous les jours.
Ce type raconte des histoires…
l’individu en question veut nous faire passer des vessies pour des lanterne. Entre ce qu’il dit et la réalité objective il y un écart, voire un abîme, un mépris de ce qui est. Ce type est un menteur. Son récit est mensonge.
Cette opposition radicale entre d’une part réalité et fiction et d’autre part entre mensonge et vérité, est aussi commode que sujette à caution. Elle présuppose que nous vivons dans un univers ordonné, raisonnable plébiscité par une majorité des habitants de la planète.
Le héros de « L’histoire de mes dents » Gustavo Sanchez, Sanchez dit Grandroute, gardien d’usine devenu le meilleur commissaire priseur du monde met sévèrement à mal cette vision du monde. En quelque sorte il nous dit : je vais vous raconter des histoires…
Et lui qui n’avait que quatre dents, tombe par hasard sur les dents de Marylin Monroe et n‘hésite pas à mettre en vente les dents de Pétrarque, Platon, Virginia Woolf, Vila Matas, Saint Augustin, Borgès, Rousseau. etc
Est –il seulement un escroc, un arnaqueur trompant une population aussi crédule qu’inculte? Bien sûr que non. Sanchez est un magicien, il raconte des histoires abracadabrantesques hautes en couleur, savoureuses et drôles. Il fait rêver. Celui qui se donne le mal d’inventer des histoires enjolivant un quotidien parfois assez terne, pourrait presque être qualifié de bienfaiteur de l’humanité. Certes il dérange car il nous oblige à comprendre que la frontière entre le faux et le vrai n’est pas vraiment étanche… Ainsi le menteur pourrait bien nous amener à prendre en compte la complexité du monde. Sanchez est un héros de Cervantés, de la littérature populaire latino-américaine. Plus près de nous il nous fait penser à certains prédicateurs et autres vendeurs de produits miracle que l’Amérique aime tant.
Ce commissaire priseur là nous fait comprendre également que tout ce qui se réclame de la pureté immaculée, de la vérité impitoyable pourrait bien être suspect.
La vie en chair, en os pourrait être dérangeante et acceptée comme telle à condition d’être truculente, « hénaurme » grotesque, proche de l’aventure.
C’est ainsi qu’un roman picaresque, populaire démontre avec grâce et légèreté que contrairement à ce que le marketing voudrait nous faire croire qu’il n’existe pas forcément des oeuvres destinées au vulgus pecus et d’autres aux gens qui savent. Ces derniers ne manqueront pas de rationnaliser le propos en nous informant que la valeur des objets tient moins à eux même qu’à leur représentation ou discours de valorisation créé à leur propos. Par ailleurs on saisira également que la référence à des personnages à forte notoriété est également un accélérateur de valeur considérable.
« Je peux vous assurer que celle-ci est une des dents de Pétrarque. J’en veux pour preuve irréfutable qu’elle est le reflet exact de son caractère »….
« Certaines dents sont tourmentées.Tel est le cas de celle-ci, ayant appartenu à Mme Virginia Woolf. Elle avait tout juste trente ans quand un psychiatre posa comme postulat que ses maux affectifs étaient dus à un excès de bactéries autour de ses racines dentaires… »
Valeria Luiselli, chevauche les mondes, les univers littéraires, son excentricité au sens premier et second du terme est si forte qu’elle rejette radicalement tout mystère ou secret entourant la genèse de son roman.
Elle nous informe donc que dans la banlieue de Mexico à Ecatepec existait une usine de jus de fruit « Jumex » assez florissante pour financer l’existence d’un galerie d’art contemporain exceptionnelle. Sa fiction est donc née d’un triple questionnement :
– Quel peut être la relation entre deux univers aussi séparés que ceux du travail et de l’art contemporain ?
– La littérature peut –elle constituer un passerelle entre les deux ?
– Qui est l’auteur des ouvrages que nous lisons :
l’écrivain substitut de dieu sur terre, ses lecteurs, le monde dans lequel il vit, les écrivains et autres artistes dont il s’inspire?
L’expérience cubaine a fortement inspiré Valeria Luiselli.A Cuba dans les usines de cigares pour trancher avec la monotonie des taches imposées, étaient lus à haute voix par un employé, les grands textes de la littérature classique : Zola, Victor Hugo, etc
Valéria Luiselli comme les grands auteurs du XIX siècle a divisé son ouvrage en 7 livres, 7 feuilletons distribués aux ouvriers de l’usine. Ainsi au fur et à mesure des réactions le roman évoluait. La sacro-sainte séparation entre le créateur et ses humbles lecteurs était avec bonheur mise à mal. L’excentricité ( prise aussi au sens mathématique par V Luiselli) a été jusqu’à offrir la rédaction d’un chapitre à la traductrice américaine du roman mexicain en anglais, Christina Mac Sweeny qui dresse elle une carte chronologique de l’aventure et de son environnement historique. La fiction qui met en relation des espaces ou territoires autres c’est à dire étrangers les uns aux autres, qui s’autorise quelques libertés avec les dates a justement besoin de pouvoir bâtir son univers sur une base incontestable, du moins en apparence. Pour que nous puissions tous monter dans le véhicule affrété à notre intention, il faut bien qu’il y ait une gare de départ clairement identifiée. Alors rassurés et même fiers que l’on veuille bien nous emmener en voyage, nous nous laissons aller au plaisir de la rencontre avec un texte dont le désordre apparent ne tient qu’à la volonté de sans cesse aller à la rencontre de l’autre, de l’étrange mystère de la vie. L’étincelle qui jaillit à chaque instant flirte avec le plaisir infini de la surprise, de la découverte, de la complicité ouverte entre tous ceux qui souhaitent abolir, ne fut-ce qu’un instant, les chasses gardées du vieux monde. Valeria Luiselli est une auteure superbement subversive. Avec autant d’élégance, d’humour que de légèreté elle pourrait bien nous faire comprendre qu’il est possible, certes avec beaucoup de travail, de rigueur et pas moins de talent, de réunir des mondes que les puissants qui nous gouvernent préfèrent garder séparés.
Ultime provocation de l’écrivaine : son livre, pourtant si complexe est aussi facile à lire que passionnant. Dommage que Jean Paul Sartre, cité dans l’ouvrage, n’ait pas eu la possibilité d’en prendre connaissance.
François Bernheim
Valeria Luiselli
L’histoire de mes dents
éditions de L’Olivier