L’essai de Kaoutar Harchi décortique les mécanismes sociaux et politiques de consécration des écrivains algériens de langue française.
En novembre 2013, les éditions algériennes Barzakh publient Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. En mai 2014, le livre est repris en France par Actes Sud. Or, il ne s’agit pas exactement du même texte. « D’une version à l’autre, c’est tantôt l’obsession de la reconnaissance politique de « l’Arabe » tantôt la critique acerbe de la société algérienne qui est mise en avant. » En France, il s’agit de rendre hommage à Camus, tout en faisant passer au second plan la dimension initiale de procès à charge. La reconnaissance littéraire de Kamel Daoud en France a gommé la dimension postcoloniale de son roman. Résumant sa trajectoire, la chercheuse Sylvie Ducas écrivait : « Une extrême ambition qui ne s’avoue pas, celle d’un écrivain algérien rêvant de devenir « un grand écrivain français » ». C’est un des exemples les plus frappants qu’analyse la romancière Kaoutar Harchi. Son premier essai, tiré de sa thèse de doctorat en sociologie, se penche sur les faits, en dehors des textes, qui déterminent la reconnaissance littéraire. Son postulat ? « Rien ne mérite plus d’être passé au crible de l’exercice critique que ce que l’on dit naturel, logique, évident. A fortiori dans le monde des arts où l’idéologie du charisme voile jusqu’à rendre invisible le principe inégalitaire au fondement de l’accès à la catégorie artiste. »
Rapports de force
Kateb Yacine est resté hors répertoire de la Comédie française de son vivant car ses pièces n’y étaient pas montées : un montage de textes ou des représentations au théâtre du Vieux-Colombier ne suffisant pas à inscrire ses pièces au répertoire. Assia Djebar, rappelant dans son hommage à son prédécesseur, le doyen Vedel, lors de son entrée à l’Académie française, la violence de l’ordre colonial en Algérie et évoquant la responsabilité morale de la France, a fait scandale et a été durement rappelée « à son devoir de reconnaissance de dette à l’égard de la langue française et plus largement de la France ». 2084 de Boualem Sansal a donné lieu à une « reconfiguration subtile de la création littéraire en discours testimonial de connaissance » : plutôt que des recensions, la presse a préféré de grands interviews de l’auteur.
Kaoutar Harchi rappelle les étapes de cette reconnaissance tant désirée des écrivains : l’émergence via le salon ou la revue, la reconnaissance par la critique, la consécration par l’académie par le biais de prix ou de cooptations, la garantie de la conservation par l’inscription dans les programmes scolaires. Elle interroge les dessous de « l’empire du français », la fascination des littératures francophones (c’est-à-dire non françaises) pour le centre parisien, rappelle le poids de l’histoire coloniale, et d’une relation inégalitaire à la publication, depuis un statut marginal en France jusqu’à l’émergence d’un espace éditorial national. Son travail s’appuie sur Le monolinguisme de l’autre, de Jacques Derrida, à qui elle emprunte son titre, fil conducteur qui analyse l’ambivalence du rapport à la langue française, entre sentiment de dépendance et refuge. Pour Rachid Boudjedra, « la langue cesse peu à peu d’être perçue comme ce précieux outil d’émancipation et de conquête et (re)devient, à elle seule, un système aliénant – legs colonial – dont il s’agirait de se défaire. » Et de renouer avec l’arabe, où il pense être plus subversif.
La question de fonds que soulève cet essai est celle de l’accès à l’universel. Kaoutar Harchi démonte le mythe du génie et rappelle, fidèle aux travaux de Bourdieu, les conductions politiques et social de production de la norme. En France, la centralité parisienne oblige les auteurs d’ailleurs à se dénationaliser pour devenir universel. D’où les différentes stratégies adoptées par les écrivains : stratégies de la confrontation avec Kateb Yacine et Assia Djebar, ou de l’assimilation littéraire avec Kamel Daoud ou Boualem Sansal. Kaoutar Harchi oppose deux modèles : « Si, en France, l’universalisation de l’œuvre et son auteur emprunte la voie de la dénationalisation et de la dépolitisation, en Angleterre, elle emprunte celle de l’internationalisation et de l’hyper-politisation. » Un essai stimulant.
Kenza Sefrioui
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne : des écrivains à l’épreuve
Kaoutar Harchi, préface de Jean-Louis Fabiani
Pauvert, 304 p., 250 DH
Kaoutar Harchi est sociologue et a publié trois romans, dont L’Ampleur du saccage (Actes Sud, 2011, Prix de la Société des gens de lettres).
Dans le texte
Universel non singulier
« L’investissement de l’écrivain à l’échelle d’une vie entière dans le dessein d’être reconnu demeure pourtant une demande formulée qui, si elle révèle l’attente, le besoin, la souffrance du demandeur, n’informe guère la qualité de la réponse apportée par l’institution ni les conditions de sa survenue. « La reconnaissance est un facteur de légitimation, note Shmuel Trigano. La légitimation inscrit un élément auparavant externe dans un système de valeurs. […] Dans cette logique, la singularité reste absolument incompréhensible […]. Dans la reconnaissance, il y a donc une méconnaissance fondamentale et excluante : la reconnaissance vise à l’exclusion de la singularité, à son alignement sur la totalité (une inclusion exclusive). C’est sur cette exclusion que se fonde l’universel. » La complexité de toute quête de reconnaissance réside en la définition même de son objet. Du fait d’une dépendance linguistique née d’une vaste dépendance politique, la quête de reconnaissance engagée par les écrivains algériens de langue française obéit, plus que pour n’importe quel autre groupe d’écrivains subordonnés, à une logique profondément ambivalente. »