L’intrigue romanesque se déroule dans un pays lambda où la droite est de plus en plus à droite, de plus en plus crispée sur ses privilèges, de plus en plus réactionnaire dans ses valeurs. Dans cette même contrée la gauche dite de gouvernement est de moins en moins à gauche, pour ne pas dire de plus en plus à droite, mais revendique une modernité ouverte sur le monde et sur le débat d’idées. Dans cette conjoncture assez sombre, le peuple, forcément limité dans son entendement, succombe jour après jour aux sirènes populistes et nauséabondes de l’extrême droite.
Cette fiction n’en est hélas pas une. Aude Lancelin rédactrice en chef adjointe de l’Obs et accessoirement agrégée de philosophie a été brutalement congédiée en 2016 comme traitre à la cause sacro- sainte de la gauche responsable.
« Le monde libre » est le titre de son livre. Dans les années de guerre froide l’expression « Le monde libre » était l’étendard brandi par les pays de démocratie libérale et accessoirement capitalistes face aux pays communistes qualifiés de totalitaires. Aujourd’hui « le monde libre » est également le nom de la la société créée par les nouveaux dirigeants du groupe le Monde qui ont racheté L’Obs en 2014 : Xavier Niel, « l’ogre » de Free, Pierre Bergé patron de Saint Laurent et soutien indéfectible de François Mitterrand et Mathieu Pigasse le banquier d’affaires, tous trois soucieux de ne pas déplaire au maitre actuel de l’Elysée.
Le livre d’Aude Lancelin est des plus remarquables. Il réussit à travers le licenciement d’un individu à sublimer une profonde blessure pour décrire, analyser le contexte politique idéologique d’une période qui va des années 6O à aujourd’hui.
Aude Lancelin aurait été licenciée pour avoir été trop réceptive à la nouvelle donne démocratique que pouvait représenter « Nuit Debout » Ce mouvement où son compagnon le sociologue Frédéric Lordon jouait un rôle de premier plan risquait, à quelques mois de l’élection présidentielle, de faire de l’ombre à un gouvernement en difficulté.
Qui n’est pas d’accord avec ceux qui sont en responsabilité, est forcément un irresponsable, un gauchiste, un communiste aurait dit le Figaro. Aude Lancelin n’est rien de tout cela. Elle est un esprit libre dont le crime avoué est de croire en la force des idées « Quel était, au fond ce désir sur lequel je ne voulais pas céder ? seulement je crois, celui de ne pas renoncer à prendre ma part, celle que n’importe qui peut prendre à tout moment du temps, dans la lutte éternelle contre l’écrasement de l’esprit » Le défi est d’autant plus considérable qu’il met frontalement en question la rente de situation dont bénéficient des chapelles qui, sous le masque de l’élitisme intellectuel, assurent la police idéologique du monde dit libéral.
France Observateur créé dans les années 50 par Gilles Martinet, Claude Bourdet, Hector de Galard avec la collaboration de Jean Paul Sartre était un hebdo anti impérialiste anti colonialiste authentique et pugnace. Repris par Jean Daniel entouré de signatures prestigieuses dont celles d’André Gorz (Michel Bosquet) le magazine financé par l’industriel Claude Perdriel a su être à la pointe du débat d’idées dans les années 60/ 70. Soutien sans faille de la gauche réformiste et anti-communiste, il en est venu à être le fer de lance de la modernité libérale, à première vue progressiste dans les mœurs, mais conservatrice économiquement et politiquement.
Aude Lancelin a été engagée au Nouvel Observateur pour ses qualités intellectuelles et son éthique, elle a été licenciée pour ces mêmes qualités. Est-ce à dire que le journal a profondément évolué entre 2000 et 2014 ? Sans doute, mais plus subtilement elle a été jetée pour avoir refusé de cautionner un modèle où la mise en avant d’idées et de débats parfois de haut vol, finit par servir de paravent à une cour de dévots et petits marquis soumis profitant de l’ordre établi. Jean Joël, alias Jean Daniel en est le pape , Laurent Môquet, alias Laurent Joffrin en a été plusieurs fois l’ordonnateur et parmi les nombreux amis de « l’Obsolète » figurententre autres : Pierre Nora le consensuel, François Furet l’historien qui a réussi a établir un cordon de sécurité intellectuel entre les tenants du totalitarisme révolutionnaire et la gauche réformiste, Alain Finkielkraut au delà de son néo-conservatisme, BHL le grand nouveau philosophe, bon nombre d’économistes acquis au néo-libéralisme, sans oublier le savoureux académicien Jean D’Ormesson auquel Aude Lancelin a eu l’impudence de s’attaquer dans son premier article.
En 1977 Gilles Deleuze dénonçait déjà la nouvelle philosophie comme nulle. Pour la première fois dans l’histoire des idées un courant dit de pensée se lançait sur le marché comme une marque de petits pois utilisant les recettes éprouvées du marketing. Il importait moins de lire les livres des nouveaux philosophes que les articles élogieux dont toute la presse, entendue comme un réseau ami, les créditait. La légitimité intellectuelle n’était plus acquise par la rigueur de la pensée mais par le miroir complaisant du faire valoir plus vulgairement nommé la brosse à reluire. Ces nouveau maitres à décerveler dont BHL et sa chemise blanche a été le leader prestigieux, savaient de quoi ils parlaient. Ayant succombé à la l’ivresse révolutionnaire, ils étaient d’autant plus légitimes à la condamner. Ainsi Mao et Staline permettaient de jeter à la poubelle la pensée marxiste et toute velléité de remise en cause de l’ordre capitaliste. Tel était le tour de passe-passe.
« Cette pensée opérait sans la moindre retenue, en traçant une grossière ligne droite entre marxisme et camps de la Kolyma. Il y avait là la promesse de pouvoir être de gauche sans se placer aux côtés du peuple, voire en sermonnant régulièrement celui-ci pour ses penchants supposés à rudoyer les immigrés… » Ainsi ce ne sont pas les idées qui comptent mais une mise en scène où l’on joue à débattre. En 2010, en préface à une conversation qu’elle animait entre Alain Badiou et Alain Finkielkraut la même Aude Lancelin écrivait ces lignes éclairantes «… La grande machine à communiquer se nourrit d’hostilités caricaturales, surjouées quand elle ne sont pas simplement feintes, pour mieux détourner des combats réels…( 1) »
En 2012, Le « think tank » Terra Nova( 2) , tête pensante du PS avait produit un rapport démontrant que la gauche si elle voulait gagner l’élection présidentielle, devait changer de stratégie «Contrairement à un électorat traditionnel coalisé par les enjeux socio-économiques la France de demain est avant tout unifiée par des valeurs culturelles progressistes, elle veut le changement, elle est totalement ouverte, solidaire, optimiste, offensive, c’est particulièrement vrai pour les diplômés, les jeunes, les minorités »
Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que les classes populaires sont devenues pour cette gauche là le principal obstacle au changement. Ainsi tous ceux qui ont été trahi sont en plus jetés aux poubelles de l’histoire. La gauche moderniste dite encore la deuxième gauche n’aime ni les usines où il y a encore trop d’ouvriers ni les conflits qui les paralysent momentanément. Le conflit social est aussi archaïque que les classes populaires qui s’y adonnent. « Quelle pouvait bien être, en effet, cette vérité cachée que les grands prêtres de l’Obsolète se seraient obligés à taire durant toutes ces années, comme les fameux marins attachés au mât ?
Ce jour là mon imagination s’enflamme. J’imagine que l’heure a enfin sonné de reconnaître la corrélation toujours niée entre le ralliement sans condition de la gauche au marché et les poussées du Front national »
De l’intérieur Aude Lancelin rend transparente une trahison qui n’échappe à personne mais qui peut quasi impunément perdurer tant qu’elle n’est pas formulée. Le peuple abandonné par les élites de toutes couleurs n’a d’autre issue que de rallier le camp populiste. Il ne s’agit pas d’opposer une gauche radicale à une gauche réformiste responsable ou encore dite gauche de gouvernement. Cette dernière n’est en réalité ni réformiste ni à gauche, elle se sert de l’épouvantail supposé d’une gauche extrémiste pour refuser tout progrès réel en laissant, pour le moins, la porte ouverte à un extrémisme nauséabond d’extrême droite. Cette gauche là développe moins des idées qu’une idéologie diffusée, martelée par tous les canaux de communication possibles, dont l’Obs. Ainsi elle prend l’apparence trompeuse d’une vérité d’évidence.
La plupart des journalistes soumis pourraient comme le voleur de Darien dire « je fais un sale métier, mais pardonnez moi, j’ai une excuse, je le fais salement » Aude Lancelin n’est pas de ceux là.
Son livre est simplement courage et vérité. Peu importe la dimension de la brèche,
elle existe. Laurent Mauduit cofondateur de Médiapart en avait ouvert une autre avec « Main basse sur l’information » (éditions Don quichotte 2016 (3)) Il dressait un tableau des principaux médias rachetés par des dirigeants de sociétés du Cac 40 et dénonçait un capitalisme de connivence à la française héritier monarchique d’une relation directe entre le souverain et le peuple. « Le temps de se révolter est venu » écrit Laurent Mauduit. D’autres brèches suivront. La victoire de Benoit Hamon à la primaire socialiste pourrait en être une autre. Réjouissons nous. Le chantier en vaut la peine. En prime « Le monde libre » est aussi un livre drôle. La comédie qui se joue à l’Obs, sinistre et grinçante; avec un certain recul, ne manque pas de sel. « Au théâtre ce soir » a trouvé un nouveau boulevard.
François Bernheim
Aude Lancelin
Le Monde libre
éditions Les liens qui libèrent
(1)Badiou / Finkielkraut- L’explication
conversation avec Aude Lancelin éditions Lignes Mai 2010
( 2) Terra Nova : Gauche quelle majorité électorale pour 2012 par Olivier Ferrand, Romain Prudent, Bruno Jeanbart – 10/05 / 2011
(3) « Main Basse sur l’information » voir l’interview de Laurent Mauduit sur ce même blog