Voilà un livre qui pourrait être celui des retrouvailles avec des amis perdus de vue depuis on ne sait quand. Ayant, non sans mal, réussi à construire de formidables trajectoires immobiles, nous avons trouvé refuge dans un inconfort assez confortable pour ne pas demander notre reste.
Surviennent les attentats terroristes, les assassinats des 7 Janvier 2015- Charlie Hebdo et 9 janvier- L’hyper Cacher. En France comme dans le monde entier, chacun est pendu à sa radio, scotché devant sa télé. Logique mortifère mais quasi incontournable. Le 11 janvier plus de quatre millions de personnes dont les chefs d’état ou de gouvernement des principaux pays du monde participent à une marche extraordinaire autour de la place de la République à Paris. NOUS étions là rassemblés, unis tant par l’effroi que par la volonté d’affirmer les valeurs de notre peuple.
Est-ce que la vie avait repris le dessus ?
Dire « je suis Charlie » était-ce dire : NOUS sommes la liberté d’expression, personne n’est fondé à toucher à un seul de ses cheveux ?
Au delà des mesures sécuritaires, ce que très vite on a appelé l’esprit du11 Janvier, avait-il quelques chances de perdurer ? A ces questions quelque peu désinvoltes les attentats du13 Novembre ont apporté des réponses écrites dans le sang de jeunes femmes et jeunes hommes dont le seul crime était de vivre au cœur d’une ville phare du monde occidental.
En Avril 2015, les éditions Verdier publient « Prendre dates – Paris, 6 Janvier- 14 janvier2015 » de l’historien Patrick Boucheron et du Romancier Mathieu Riboulet. 137 pages d’un petit livre qui n’a pas vocation à élaborer une nouvelle analyse des « évènements » mais plutôt à trouver un chemin entre l’histoire et NOUS. Comment peut-on écrire un livre aussi lumineux dans une langue qui risque d’être comprise par tous ? Les mandarins de tous bords devraient crier au scandale.
Comment ?
Déjà en réunissant dans le même questionnement le domaine de l’intime, des émotions et celui de l’intelligence individuelle et collective. Ensuite en acceptant que faire une pause, voire s’arrêter, fasse partie du mouvement de la vie. Ce livre si dense n’est pas facile à lire car il nous demande de réinvestir nos corps, d’être là,
présents au réel en sachant pourquoi nous le sommes. NOUS ne sommes pas un agglomérat, un conglomérat, NOUS existons chaque fois que nous sommes rassemblés dans le partage de nos valeurs, convictions, projets. Pourquoi depuis 1968, avons nous été si peu NOUS ?
A y regarder de plus près, qui est sûr d’avoir fait tout son possible, pour faire avancer la liberté et l’égalité ? L’effroi que nous éprouvons devant le massacre n’en cache-t-il pas un autre ? Celui de notre renoncement, de notre fuite devant NOUS sujet collectif de notre histoire. Nous sommes moins des individualistes forcenés que des amputés volontaires.
Face à l’horreur enfantée par des terroristes ultra minoritaires, ce qui pourrait nous protéger, sans pour autant nous empêcher d’avancer, c’est de trouver le moyen de construire un nouveau NOUS. Pour nous donner une chance d’y parvenir, nous avons à interroger notre répugnance, pour ne pas dire notre refus de faire du « commun » notre refus de nous faire du bien.
A force d’affirmer nos différences, notre singularité, nous sommes devenus les vivants –morts microscopiques que les morts vivants terroristes s’acharnent à détruire. Il n’y a pas là une relation de cause à effet. Une société ne fonctionne pas comme un atelier de mécanique. Mais sans doute avons nous pris le chemin qu’il fallait pour sortir de nos vies. Notre vulnérabilité, n’est pas celle de nos services de renseignements et de police. Elle prospère dans notre incapacité à produire du NOUS. Et cela est d’autant plus grave que contrairement aux idées reçues ce n’est pas l’économie qui domine le monde mais l’idéologie. Rabin n’a pas été tué par un homme mais par les discours récurrents de l’extrême droite religieuse. C’est ainsi qu’un assassinat devient œuvre de justice soi disant inscrite dans les profondeurs de la Torah (voir le film d’Amos Gitaï ) L’idéologie assume la redoutable tache de transformer l’action humaine exposée en tant que telle aux aléas de l’histoire en un diktat de nature inscrit dans notre destin .
Ces quelques lignes n’ont pas vocation à résumer un livre qui ouvre grand le champ des possibles. Elles visent seulement à inciter toutes celles et ceux qui le souhaiteraient à retrouver la simplicité des évidences perdues. « Prendre dates » C’est avoir l’audace d’être au rendez-vous avec notre être intime là où il s’épanouit. Dans la fraternité.
Dans les années 60, nous étions nombreux à rejeter l’histoire événementielle, conscients que les peuples plus que leurs dirigeants étaient les véritables acteurs du changement. De fait, en considérant cette approche comme datée, nous avons aussi perdu de précieux points de repère. Le peuple trace son chemin à travers la nécessité quotidienne, à travers les contraintes de toutes sortes. Pour être capables de NOUS retrouver, il nous faut multiplier les passerelles, les ouvertures mais aussi les lieux de rencontre, les lieux communs. Le partage du temps n’est pas le moindre de nos défis.
François Bernheim
Prendre dates – Paris, 6 Janvier- 14 Janvier
de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet
éditions Verdier