ça commence comme une blague. Un comique est sur la scène et s’apprête à faire ce pour quoi le public s‘est réuni. Se payer une tranche de rigolade, décompresser, passer une bonne soirée, c’est tout. Alors ce soir là, le stand up du comique Dovalé débute bien. Interpellations du public, pour créer une connivence, gesticulations, applaudissements. Même si ce n’est pas vraiment drôle, même s’il fait preuve de cynisme et d’une véritable agressivité, mais c’est peut-être lié au genre de son spectacle, voyons la suite. Alors quel est le moment où tout dérape vraiment ? Dès le début, David Grossman, l’auteur a mis ses pions dans le public. Celui qui raconte, qui est là apparemment en tant que témoin, est un ami d’enfance de Dovalé. C’est un juge à la retraite. Il y a aussi une petite dame, une innocente, qui est venue parce qu’elle se souvient de l’enfant Dovalé qui était son voisin, même si lui l’a oubliée. Et puis il y a le reste du public où se distinguent des individus rassemblés sous le nom de Netanya, la ville où se raconte l’histoire. Alors Netanya, ta bonne conscience va en prendre un coup. Tout d’abord fasciné par ce qui se passe devant lui, « le tissu de la vie qui se métamorphose en bonne blague », il va se faire balader dans un « plaisir visqueux, ambigu, repoussant et séduisant à la fois », manipulé par l’artiste qui lui inocule un sentiment trouble de complicité, qui le mène à la baguette, comme un habile chef d’orchestre. Et Dovalé ne s’économise pas. Il s’inflige des coups à se faire saigner, ça va faire mal. Et une blague par-ci, et une gifle par-là. La plaie est profonde, on ira jusqu’à l’os s’il le faut. Et il le faut. Le public suit de moins en moins. « Je suis convaincu qu’ils se seraient depuis longtemps levés pour partir », note le juge, « voire qu’ils auraient sorti le clown de scène à coups de sifflets et de huées, n’était la tentation à laquelle il est si difficile de résister : la tentation de lorgner l’enfer d’autrui. » Ce public, il ne fait que suivre la voie qu’on lui indique. Il s’amuse, il rit. On le prive un peu trop des fameuses blagues, il proteste. L’artiste dépasse les bornes, il peut partir, ou non. Mais le juge, lui, qui a été convoqué, il devient accusé. Il va devoir assister jusqu’au bout à la « partie d’échecs complexe » qui se joue devant lui, l’histoire où il a eu un rôle des dizaines d’années auparavant, mais dont il ignorait, parce qu’il l’a refusé, l’infinie tristesse. D’épisodes cocasses en anecdotes plus tragiques que comiques, Dovalé marche sur les mains. Parce qu’il vaut peut-être mieux voir le monde à l’envers pour le rendre supportable.
Marie Hélène Massé
UN CHEVAL ENTRE DANS UN BAR
David Grossman
Seuil