Bernard Cohen signe le 6ème article de notre série « le journalisme qui résiste au temps » son article est paru dans LIBERATION du 20/04/1995
Axionov, roman avec cocos
Dans «Une saga moscovite», l’écrivain russe né en 1932 et installé aux
Etats-Unis depuis 1981 raconte l’histoire de l’URSS stalinienne de 1924
à 1953, vécue par une famille de médecins et de militaires.
New York, envoyé spécial
Tout comme Boulgakov à ses débuts, Vassili Axionov, 63 ans, a exercé jadis la médecine, quatre ans à l’hôpital du Port de Leningrad et au dispensaire des tuberculeux de Moscou, et c’est l’histoire d’une
dynastie familiale russo-soviétique de disciples d’Hippocrate qui lui sert à brosser la fresque romanesque, jusqu’à ce jour la plus ambitieuse qu’on ait tentée, de l’URSS disparue. Une saga moscovite consacre ce rebelle de toujours, jeté sur la route de l’exil en 1981, vivant aujourd’hui aux Etats-Unis et dont les livres sont adulés par la jeunesse contestataire de Russie.
C’est donc d’une plume clinique qu’il recrée, dans cette oeuvre «hénaurme», les embarras gastriques de Joseph Staline comme les pulsions imprévisibles des prisonniers du Goulag, la sexualité pathologique du
chef de la police secrète stalinienne, Lavrenti Beria, comme l’éveil à la féminité de tant d’adolescentes emportées dans le tourbillon poétique de la Révolution. Sur près d’un demi-siècle, avec une suite prévue qui couvrira les années brejnéviennes et la décomposition finale de l’URSS, le lecteur est convié à plonger dans le ravissement et l’horreur, tour à tour ou simultanément, à revivre un peu de cette aventure collective
unique dans l’histoire de l’humanité, où les rêves sublimes se sont terminés dans la boue et dans le sang.
La saga des Gradov
«J’avais envie depuis longtemps de me risquer à une saga romanesque classique qui ne négligerait même pas le côté soap opera, car il y a du soap opera aussi dans le Guerre et Paix de Tolstoï, auquel je me réfère souvent et qui demeure un livre indispensable pour moi», explique Vassili Axionov, dont les hardiesses linguistiques avaient fait dresser les cheveux sur la tête des censeurs brejnéviens il y a deux décennies. Paradoxe pour cet archétype de la démesure russe qui proclame encore aujourd’hui ne pas se sentir américain alors qu’il vit et enseigne la littérature russe contemporaine à Washington depuis
vingt-quatre ans: c’est la télévision made in USA qui l’a poussé à concevoir cette geste des Gradov, une famille aisée de médecins et d’intellectuels qui sera partiellement broyée par le régime stalinien:
«Il y a environ huit ans, j’ai rencontré un producteur-télé, Bill Free, qui m’a convaincu que le public, en Occident, ne connaissait pratiquement rien sur la manière dont vivaient les gens dans l’URSS
stalinienne, la musique qu’ils écoutaient, les relations entre hommes et femmes, leur vie, quoi. A l’époque, les chaînes PBS (du secteur public, ndlr) organisaient un concours de scénarios de fictions historiques
concernant des pays étrangers, mon projet a été retenu dans une sélection sur six cents autres, et puis les directeurs ont changé, on nous a dit que la priorité était maintenant aux questions sociales américaines, la violence, etc.» L’éditeur américain d’Axionov, Random House, lui propose alors une novélisation du script, qui prévoyait cinq épisodes.
Le romancier, qui vient de dresser un portrait doux-amer du Nouveau Monde, si proche et si lointain de la fameuse «âme russe» (A la recherche de Melancholy Baby), redouble d’ardeur dans ses recherches à la Bibliothèque du Congrès à Washington et à l’Institut Hoover, l’un des principaux centres d’archives sur l’histoire soviétique au monde: «J’ai retrouvé des choses incroyables, par exemple le quotidien que la Commune de Cronstadt a édité pendant les quelques semaines où elle a défié l’ordre bolchévique dans les années 20.» C’est sur la répression de cette mutinerie d’un port militaire stratégique, dont marins et civils
reprochaient déjà au Parti unique ses méthodes autoritaires, que s’ouvre d’ailleurs la saga axionovienne: comme une faute impardonnable qui hantera toute sa vie l’aîné des enfants Gradov, Nikita, brillant
officier envoyé là-bas pour mater les rebelles, et avec lui tous les esprits critiques de l’Union soviétique et du mouvement révolutionnaire international.
Lénine en écureuil
Mais le choix de l’ex-enfant terrible de la littérature soviétique est d’entremêler à chaque instant la reconstitution historique la plus poussée et les trajectoires personnelles de personnages avec lesquels
et on n’a aucun mal à le croire quand il le reconnaît en souriant il a «fini par vivre jour et nuit». Peut-être parce que Vassili Axionov lui-même a été «dans l’Histoire» dès sa tendre enfance: ainsi, s’il parvient à recréer avec intensité la dernière manifestation publique de l’«opposition de gauche» à la dérive stalinienne, à quelques pas du Bolchoï, face à la Maison des Soviets qui accueillera par la suite les
pires procès politiques des années 30, c’est parce que sa mère, l’écrivain Evguenia Guinzburg, y avait personnellement pris part et la lui a racontée: «Elle était une trotskiste militante à cette époque, et
pourtant, quand la police politique l’a arrêtée et déportée en Sibérie en 1937, ils avaient perdu la trace de ce dossier, ils ont dû inventer un prétexte bidon…» Avec le temps, ce genre de manifestation de la
stupidité bureaucratique prendrait presque l’allure d’une farce.
Vassili Axionov a été arraché à sa mère à l’âge de 5 ans. Ce n’est que onze années plus tard qu’il la retrouve en se rendant jusqu’à Magadan, à l’extrême est du monde soviétique, chef-lieu de cette immensité de froid
et de liberté déniée qui s’appelle la Kolyma et où, comme tant d’intellectuels russes asservis par le régime, elle a eu l’illumination de la foi orthodoxe. Résolument rétif à toute idéologie politique ou religieuse, son fils choisira un «oecuménisme» tendance libertaire. Elle sera finalement «réhabilitée» en 1955 et partira vivre en Ukraine occidentale, puis à Moscou avec son second mari, médecin. Des personnages de la Saga moscovite connaissent un pareil parcours, et lui-même apparaît sous sa véritable identité dans le livre, après la Seconde Guerre mondiale, quand Vassili Axionov tombe d’amour devant une jeune fille jouant magnifiquement au tennis, une jeune fille qui appartient à la dernière génération des Gradov: «Voilà, elle m’a complètement réduit en esclavage», proclame-t-il dans le roman. Car non content de camper Staline ou Frounzé dans leur intimité, de faire surgir le violoniste Msitslav Rostropovitch en pleine soirée moscovite, de camper un Nikita Bogoslovski, l’auteur de la célébrissime chanson Tiomnaïa Notch, brandissant de la porno clandestine au milieu d’une beuverie au Club des forces aériennes soviétiques, Vassili Axionov a décidé de quasiment tout se permettre. Y compris de faire se réincarner les grands de ce monde en animaux dont les monologues viennent scander le récit: Lénine en écureuil, une impératrice russe en cheval de parade et, pour conclure, le «petit Père des peuples» en scarabée «qui ne se
rappelait rien de rien et ne comprenait rien à rien».
A Moscou, les bouquinistes installés en plein vent recherchent désespérément les trois tomes séparés de l’édition russe, tirés à cinquante mille exemplaires et dont des versions pirates circulent déjà malgré les réserves de certains puristes qui reprochent à l’auteur d’avoir voulu faire un best-seller international plutôt qu’un livre typiquement russe. Aux Etats-Unis, où la critique l’a encensé l’été dernier «ce J.D. Salinger russe qui a décidé d’écrire le roman tolstoïen du XXe siècle», selon le Los Angeles Times , seuls les deux premiers volets de l’oeuvre sont sortis. C’est donc la version française de Lily Denis, publiée aujourd’hui par Gallimard, qui rend le mieux justice à ce flot puissant en le livrant d’un seul bloc.
Un idiome parallèle
Mais aucune traduction ne pourrait restituer l’ambition sémiotique de cette oeuvre dédiée aussi à l’inventeur de la «poésie syllabique» russe, le futuriste Velimir Khlebnikov. Axionov, après avoir «déconstruit» la langue russe dans des oeuvres comme Ojok (la Brûlure), après avoir été un des premiers à donner ses lettres de noblesse littéraire au mat, l’idiome parallèle et proscrit des bandits, des galériens, des gueux et des princes, ne se rallie qu’en apparence à la tradition du roman classique. Il joue sur ce russe soviétisé qui marque encore aujourd’hui les esprits, avec ses curieux échos de jargon marxiste (ainsi: «la pratique tel un aspirateur pressant la tendre surface de la théorie»), il enchaîne chansons et poèmes, il butine même dans le géorgien, langue caucasienne qui rappelle les temps révolus où les Moscovites épuisés par la démesure soviétique allaient se reposer à son soleil. Jonglant avec l’argot des jeunes révolutionnaires des années 20 comme avec celui des jeunes blasés de l’après-guerre, il avoue cependant: «Quand je reviens à Moscou maintenant (Vassili Axionov est retourné pour la première fois au pays en 1991, à l’invitation de
l’ambassadeur américain de l’époque, Jack Matlock, ndlr), j’ai du mal à suivre l’évolution de la langue, on me prend même pour un étranger parce que j’aurais tendance à dire vous à un inconnu dans la rue plutôt qu’à le tutoyer. A l’époque où j’ai utilisé le mat dans mes romans, c’était pour moi une évidence, on ne pouvait pas continuer à proscrire en littérature une langue employée par tous les soldats et les prisonniers, c’est-à-dire par la majeure partie de ce pays. Mais ensuite c’est devenu une mode, même les filles de bonne famille se sont mises à parler comme des camionneurs, ce qui était un peu ridicule à la fin.»
Veronika, l’épouse de Nikita Gradov, qui subira la déportation, s’en tirera en vendant son corps, puis laissera son fils à Moscou pour suivre un diplomate américain, est un personnage attachant. Une femme
consciente de ses désirs et de ses devoirs, qui ne se laissera pas idéaliser comme la Machenka de Vladimir Nabokov, prototype de l’amour de jeunesse impossible. Une Anna Karénine moderne dont le meilleur ami de son mari avouera une fois à celui-ci «être amoureux depuis 4 380 jours»,et qui, retour des camps, après la première étreinte ambiguë avec Nikita, osera se regarder dans la glace en constatant avec rage: «Non seulement en moi, mais aussi en lui, la prostitution partout.» Cet «exemple de belle femme russe», pour reprendre les termes d’Axionov, personnifie un thème qui hante la culture et la conscience nationale
russes, celui de la beauté toujours menacée-tentée par la prostitution:
«Là se joue certainement un complexe d’infériorité de l’homme russe, avance le romancier; aux Etats-Unis, vous pouvez dire sans problème d’une femme que she fucked him (elle l’a baisé, ndlr), en Russie c’est
difficile, et pourtant les femmes russes sont plus fortes que les Américaines, c’est ce qui les rend peut-être plus attirantes. Il y a une scène que j’ai écrite sur une impulsion: Veronika est partie en Amérique, son fils déjà adulte passe sa première nuit d’amour avec une chanteuse célèbre, et puis on sonne à la porte, il va ouvrir et découvre un paquet posé là, c’est un blouson bien chaud qu’elle lui a fait parvenir du monde capitaliste. Après l’avoir lue, un ami à moi m’a dit: Quelle symbolique oedipienne! Le vêtement chaud envoyé par la mère lointaine, traîtresse mais toujours aimée, c’est une métaphore de l’utérus (en russe, Axionov emploie alors un mot beaucoup plus cru, venu du mat justement, ndlr) perdu! Je n’y avais pas pensé du tout, mais c’est intéressant.» Ajoutons qu’en mat actuel, le mot bliadovat, dérivé de bliad (putain), signifie tout bonnement faire l’amour.
Les femmes jouent du piano
Les Gradov sont une famille imaginaire, fortement inspirée cependant, d’après l’auteur, d’une «dynastie de chirurgiens de père en fils que j’ai connue à Kazan», sa ville natale. Tandis que le patriarche soigne les sommités du Parti et écrit une étude de référence intitulée «De la douleur et de l’insensibilisation», que les enfants mâles se font plus ou moins bousiller par le système, les femmes sont elles-mêmes, jouent du piano comme Mary la Géorgienne, écrivent de la poésie comme Nina qui aura envie de crier, une nuit de jeunesse dans un parc moscovite: «Quel bonheur que j’existe juste maintenant!», se perdent et se retrouvent. Dans la suite de la saga des Gradov que Vassili Axionov projette d’écrire, l’héritier de la tradition familiale,
Boris, tête brûlée et coureur motocycliste, deviendra lui aussi chirurgien et sera l’ami d’Andreï Sakharov, le maître à penser des réformateurs sincères dans une Russie où subsiste «la toujours
florissante paranoïa».
Malgré la cruauté de l’Histoire, Vassili Axionov, loin de la nostalgie d’une pureté russe perdue dans laquelle s’enferment maints écrivains «slavophiles», dépeint les joies uniques qu’ont secrétées ces destins sans pareil. Et si Boris Gradov dernière mouture demeure encore sensible à la beauté grave d’un Moscou hanté par son passé, c’est aussi parce que les vers de l’éternellement jeune et rebelle tante Nina vivront à jamais en lui: « mon triste peuple à l’échine courbée, adieu, tous les soirs cours de géométrie, de tous
côtés des files convergent vers le métro, combien reste-t-il de tourments dans ces souterrains?» –
BERNARD COHEN