Critique du livre de Zeev Sternell par Maryse Vannier + extraits du débat sur le fascisme français entre Serge Berstein et l’auteur.
Né en avril 1935, dans une famille de la bourgeoisie juive de Przemysl, ville frontière entre Polognes russe et allemande, Zeev Sternhell assiste au déclenchement de la guerre : bombardements allemands, occupation russe puis allemande en 41, liquidation du ghetto…
Son père meurt en 1940 et en 42, sa mère et sa sœur sont déportées sans laisser de traces. Orphelin à 7 ans, il est recueilli par la sœur de sa mère et son mari, riche commerçant qui réussit à exiler toute la famille à Lwow, munis de faux papiers aryens et catholiques ; là, un capitaine polonais les cache jusqu’à la fin de la guerre. Fin 46, une autre sœur de sa mère le recueille à Avignon. Il ne parle pas un mot de français. Six mois après son arrivée, il réussit l’examen d’entrée en 6e au lycée Frédéric Mistral. C’est pour lui, la découverte de la laïcité, des droits de l’homme, de la presse, de la littérature française, de la vie politique, du militantisme de gauche : les sources de son intérêt pour l’Histoire et de son attachement à la France.
En 1948, la création de l’état d’Israël lui donne espoir. En Pologne, il avait été juif puis catholique ; à Avignon, il n’est pas français mais apatride et il se sait juif de naissance. A 16 ans, alors en classe de seconde, il décide de rejoindre Israël, encouragé par sa famille avec qui il ne s’entend guère.
Il est accueilli dans un kibboutz autogéré où il poursuit des études tout en participant aux travaux agricoles. Le kibboutz demeure pour lui un idéal socialiste mais il prend aussi conscience du décalage entre propagande sioniste et la réalité des faits (« le capital privé était le bienvenu »). A 17 ans, il quitte la vie communautaire pour achever ses études à Haïfa. Il découvre que « le lycée est une affaire commerciale, il n’existe ni subventions, ni bourses ». Il vit sur le petit capital légué par le frère de son père.
Aussitôt après son bac, il s’engage dans l’armée en 1954. Sans piston, il est intégré dans l’infanterie. Sorti de l’école d’officiers en 1956, il participe à la campagne de Suez, en 67 à la guerre des six jours, en73 à celle du Kippour, en 82 à la guerre du Liban. Il comprend que la course à la conquête de nouveaux territoires mettra en danger à long terme, l’état d’Israël.
Dès 1977, il s’engage dans la vie politique au Parti Travailliste mais la dérive du parti à droite, la colonisation outrancière, la négation des droits de l’homme le poussent à tenter la réforme du parti. Sans succès ! En 1983, il abandonne la politique et part avec sa famille aux USA.
Dans ce livre, le journaliste Nicolas Weill l’interroge sur ses expériences, sur son œuvre et son analyse des racines du fascisme, son sujet de prédilection.
Au moment où des mouvements fascistes prolifèrent en France, en Israël et dans d’autres pays, pour mieux comprendre et pour mieux résister, il faut lire « Histoire et Lumières» qui nous éclaire sur la genèse et sur l’avenir du fascisme.
HISTOIRE ET LUMIERE : CHANGER LE MONDE PAR LA RAISON DE ZEEV STERNHELL (Albin Michel)
Dans le n° 2609 de l’Obs du 6 novembre 2014, Renaud Dély présente la controverse qui oppose Zeev Sternhell et Serge Berstein sur le sujet.
extraits
La France a-t-elle inventé le fascisme?
Depuis 30 ans, une virulente controverse oppose deux écoles d’historiens. Elle a repris de plus belle cette année. Pour « l’Obs », Zeev Sternhell et Serge Berstein ont accepté de s’affronter sur le sujet.
propos recueillis par Renaud Dely L’Obs 6 Novembre 2014
A l’heure où l’extrême droite redevient en France une force politique redoutable, la question de la naissance du fascisme est toujours d’actualité. D’un côté, emmenés par l’Israëlien Zeev Sternhell, ceux qui font de la France le berceau du fascisme intellectuel dès la fin du XIXe siècle; de l’autre, l’école de Sciences-Po, fidèle à l’héritage de René Rémond, qui fait de la Première Guerre mondiale l’événement fondateur d’un courant éclos dans l’Italie de Mussolini.
La publication, au printemps, du livre de Zeev Sternhell «Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison» et, aujourd’hui, de «Fascisme français? La controverse», ouvrage collectif sous la direction de Serge Berstein et Michel Winock, relance le débat.
L’Obs Quelles sont vos définitions respectives du fascisme ?
ZEEV STERNHELL Le fascisme, c’est d’abord un nationalisme dur né de la double crise du libéralisme et du marxisme à la fin du XIXe siècle. Cette crise éclate en France parce que la France est la société libérale la plus avancée du continent. Pour la première fois, on assiste à une contestation de la démocratie au nom du peuple.
Deux auteurs symbolisent cette crise: c’est le nationalisme de la «terre et des morts» de Barrès, et la révision anti-hégélienne du marxisme faite par Sorel. La Première Guerre mondiale a fourni les troupes et les conditions de détresse qui ont fait que l’idéologie fasciste a pu prendre corps après la fin des hostilités. Mais le fascisme n’est pas né sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale.
SERGE BERSTEIN Je reproche à Zeev Sternhell de s’abandonner au déterminisme, c’est-à-dire de partir de l’issue pour montrer qu’inévitablement tout ce qui s’est passé avant devait conduire au résultat final. Entre cette crise du libéralisme et la naissance du fascisme s’intercale le phénomène fondamental de la Première Guerre mondiale.
Elle engendre une crise profonde de civilisation qui ne se manifeste pas qu’en politique, mais aussi dans la littérature, dans les arts, dans tous les domaines. L’humanisme a été la grande victime de ce conflit et la guerre a été gagnée par des gouvernements forts qui ont parfois mis sous le boisseau les impératifs de la démocratie au nom de l’efficacité.
Bref, Barrès et Sorel n’ont été que des éléments marginaux. Ils ont eu un petit succès pendant un certain temps très limité au regard de l’importance cruciale de la Première Guerre mondiale.
- STERNHELLVous vous trompez. La crise de civilisation est le fruit de l’entrée des masses dans la politique, de l’industrialisation, des changements fabuleux qui interviennent dans la vie quotidienne des hommes au tournant du XXe siècle. Les modes de vie, les mentalités, la façon dont les hommes se regardent sont bouleversés.
Fruit d’une révolution intellectuelle, technologique, industrielle, cette crise de civilisation est le terreau sur lequel le fascisme se développe. Le nationalisme de Barrès et l’anti-marxisme de Sorel en sont les symptômes. Tout comme le sont le boulangisme, première grande crise de la démocratie libérale en Europe, puis l’affaire Dreyfus.
A la question « d’où vient le fascisme? », il y a ceux de mes collègues qui considèrent qu’il a été fondé en Italie, à Milan, sur la place du Saint-Sépulcre par Mussolini et hop, le débat est clos! C’est évidemment beaucoup plus compliqué…
- BERSTEINLe fascisme est né d’une prise de conscience à partir de 1920. A l’époque, les Français rêvent de revenir à la Belle Epoque, période magnifiée dans les esprits, et ils aspirent en même temps à perpétuer la solidarité, la fraternité des tranchées. Ils vont mettre six à huit ans avant de se rendre compte que plus rien ne sera comme avant. La classe moyenne, qui était l’horizon incontournable de la République, est ruinée par l’inflation, les colonies s’agitent, et le rôle de la France est singulièrement amoindri.
A partir de 1926-1927, une question se pose avec force: que peut-on proposer à un pays qui ne retrouvera jamais la prospérité et la joie de vivre de la Belle Epoque? C’est là qu’apparaissent des courants intellectuels qui entendent revenir sur les certitudes qui ont, à leurs yeux, mené au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
C’est le mouvement que Jean-Louis Loubet del Bayle a baptisé «les non-conformistes des années 1930». En son sein, il y a quelques rares éléments qui se tournent vers le fascisme parce qu’ils observent ce qui se passe en Italie, mais la plupart ne sont pas fascistes.
- STERNHELLDès 1912-1913, Mussolini, personnalité éminente du parti socialiste et directeur du journal «Avanti !», esquisse l’idée de la révolution à inventer. Ce n’est pas une révolution économique et sociale, mais une révolution politique et spirituelle.
Le fascisme va considérer qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme et à la recherche du profit. Le prolétariat ayant cessé d’être une force révolutionnaire, c’est à la nation de prendre la relève pour briser l’héritage des Lumières.
C’est le coup de génie du fascisme ! Mussolini le comprend : il faut une révolution qui brise les valeurs universelles du libéralisme, de 1789 et de la Révolution française sans toucher au capitalisme.
Dans les années 1920, cette idée s’exprime chez Henri De Man, le révisionniste du marxisme en Belgique, maître à penser de Déat et des néo-socialistes français, qui professe l’idée que l’exploitation et l’aliénation sont un problème psychologique et non pas un phénomène économique. Et ce socialisme nationaliste, je l’ai trouvé chez Barrès dès sa campagne électorale de 1898 à Nancy au temps de l’affaire Dreyfus.
La France serait donc la véritable patrie du fascisme?
- STERNHELLC’est la société où la première étape du fascisme s’est structurée, et cela bien avant la Première Guerre mondiale. Puis vint la seconde étape, celle du syndicalisme révolutionnaire italien.
Enfin, dans les années 1930 sont apparus les non-conformistes, des hommes et des mouvements très divers qui ont en commun le refus de la démocratie et du «matérialisme», mot code pour dire libéralisme et marxisme. Ils se battent contre le rationalisme au nom de valeurs spirituelles, au nom de la «personne» contre l’individu comme disent Mounier et les gens d’«Esprit». Vers 1935, le fascisme italien exerce un attrait extraordinaire sur cette nébuleuse des non-conformistes.
L’« esprit des années 1930 » est donc un esprit forcément fascisant?
- BERSTEINPas du tout. Lorsque Zeev Sternhell dit que le point commun de tous ces mouvements c’est le refus de la démocratie, non ! Je ne suis pas d’accord. Si on lit les textes, on trouve effectivement l’idée qu’il faut renforcer les pouvoirs de l’exécutif et on perçoit une critique du matérialisme de la part de groupes comme Esprit ou Ordre nouveau. Mais est-ce qu’une recherche spiritualiste traduit forcément une hostilité à la démocratie? Bien sûr que non!
D’ailleurs, à partir de 1934 et de la montée des périls, ce mouvement se dilue. Les menaces réelles cette fois sur la démocratie, avec le mouvement des ligues, conduisent à un reclassement des «non-conformistes» à l’intérieur des frontières droite-gauche. Certains choisissent le communisme, d’autres, comme Drieu la Rochelle ou Brasillach, le fascisme, et entre les deux reste un bloc attaché à la démocratie et au système parlementaire. Dans sa très grande majorité, la population française a continué d’adhérer à la culture républicaine.
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Les ligues des années 1930 n’incarnaient donc pas un danger fasciste?
- BERSTEINPour les républicains de l’époque, les ligues qui essayent de s’emparer du Palais-Bourbon le 6 février 1934 annoncent le fascisme, oui. Le lendemain, «le Populaire» titre: «Le coup de force fasciste a échoué.» Mais il ne faut pas commettre d’anachronisme. Quatre-vingts ans après, on peut dire que ce n’était pas du fascisme.
Le fascisme français a existé, mais seulement dans des petites ligues marginales, comme le Faisceau de Georges Valois, le francisme de Marcel Bucard ou Solidarité française, pas dans les principales. Les Jeunesses patriotes sont bonapartistes et la direction des Croix-de-Feu est très hostile au fascisme. Il suffit de lire les écrits du colonel de La Rocque pour s’en convaincre.
Le Parti social français (PSF), qui succède aux Croix-de-Feu en 1936, est un immense mouvement de 1,2 million d’adhérents. Il met en scène les acquis de la Première Guerre mondiale, l’Union sacrée, la solidarité des tranchées, et il veut rassembler les Français. On peut présenter ce mouvement comme l’ancêtre du RPF du général de Gaulle. Alors, je sais bien que certains ont cru bon de dire que le gaullisme, c’est le fascisme ! Mais cela n’a pas de sens…
- STERNHELLEt cela, ce n’est pas une lecture à rebours des Croix-de-Feu et du PSF? Vous me reprochez de relire les événements après coup et vous le faites quand cela vous arrange ! Bon, passons…
A l’époque, oui, les Français percevaient les Croix-de-Feu comme un mouvement fasciste. Aujourd’hui, les historiens sont divisés. René Rémond qualifiait ce mouvement de «scoutisme pour grandes personnes». J’ai longtemps cru à cette analyse que l’on m’avait apprise à Sciences-Po, présentant les Croix-de-Feu comme une ligue innocente, inoffensive, conservatrice, l’ancêtre du RPF…
L’étude des textes et des comportements me conduit à une conclusion différente. Que La Rocque n’ait jamais tenté de coup d’Etat ne signifie rien. Mussolini et Hitler sont arrivés au pouvoir par la voie électorale. Mais l’éloge de la force et de la violence, le culte du chef et de la «mystique» du front, le refus de tout ce qui ressemble à la démocratie, la guerre au communisme, au marxisme et au «matérialisme», l’aspiration à une révolution spirituelle et morale, tout cela définit l’idéologie Croix-de-Feu comme une idéologie fasciste.
- BERSTEINSelon la célèbre formule de Lyautey, La Rocque pensait qu’il fallait montrer sa force pour ne pas avoir à s’en servir. Dans les archives du PSF, on trouve toute une série d’ordres du colonel de La Rocque sur la nécessité de se doter d’un service d’ordre sérieux pour éviter tout affrontement : ce sont les fameux Dispos.
- STERNHELLMais quelle est la différence entre les Dispos de La Rocque et les Squadris de Mussolini ou les SA de Hitler? Les Dispos sont des troupes de choc organisées militairement, qui cherchent l’affrontement!
- BERSTEINNon, ce n’est pas la vérité historique ! Les Dispos, c’est le service d’ordre d’un parti politique, le PSF, qui n’a pas pour dessein de prendre le pouvoir par la force. Il s’inspire du christianisme social et prétend rassembler les Français. Le mot d’ordre, c’est «Social d’abord», ce qui n’est pas la formule de Maurras, «Politique d’abord». Les oeuvres sociales du PSF sont essentielles et j’ai toujours pensé qu’une bonne partie du million d’adhérents avait le sentiment d’appartenir à une association plutôt qu’à un parti politique.
- STERNHELLJe ne crois pas cela, tout comme une bonne dizaine de chercheurs français et étrangers hors la sphère des amis de Serge Berstein ne croient pas cela. Dans les années 1930, nous avons une idéologie, un
Le régime de Vichy est-il un régime fasciste ?
- BERSTEINCela dépend à quel moment. J’introduis des nuances que refuse Zeev Sternhell, pour lequel Vichy est un régime fasciste du début à la fin. Aux origines, Vichy, c’est l’auberge espagnole.
C’est d’emblée un régime réactionnaire et antisémite, mais on y trouve de tout: l’extrême droite traditionaliste, des monarchistes, des éléments fascisants, des démocrates-chrétiens qui pensent que le Maréchal va créer une France nouvelle, celle au fond des non-conformistes des années 1930, des socialistes autour de Paul Faure, l’ancien secrétaire général de la SFIO, des radicaux du style de Georges Bonnet, etc.
Au fil du temps, le centre de gravité change : au début, l’Action française, avec notamment Raphaël Alibert, le conseiller qui pousse Pétain à prendre les mesures antisémites comme le statut des juifs. En 1941, on voit progressivement arriver des personnages qui ont grenouillé autour de la Banque Worms, dont Pierre Pucheu est la figure majeure. Puis, à partir de 1943, on voit monter en puissance les éléments fascisants, en particulier Darnand et sa Milice. Vichy devient alors un régime fasciste.
- STERNHELLJe conteste cette vision un peu simpliste. Quand j’ai un problème historique, j’essaie toujours de me demander ce qui en constitue le noyau dur. Ce qui importe, ce ne sont pas les gens venus d’un peu partout qui couraient dans les couloirs des hôtels de Vichy.
L’essentiel, c’est que Vichy est dès le début une dictature immonde, brutale, qui édicte des lois racistes dès octobre 1940. Le fascisme italien a mis quinze ans à le faire, Pétain, arrivé au pouvoir en juillet, seulement trois mois. Sans que les Allemands demandent quoi que ce soit, on vide l’université, le Collège de France et les autres administrations des juifs. C’était l’esprit du temps à Vichy. Alors que manque-t-il à ce régime pour être fasciste?
Selon votre école, le fait que Vichy n’était pas expansionniste et l’absence de parti unique. C’est ce que Jean-Pierre Azéma écrit depuis trente ans. Mais tous les partis fascistes, en Espagne, au Portugal, en Roumanie, en Hongrie, étaient-ils expansionnistes? Bien sûr que non. La guerre d’Ethiopie mussolinienne de 1935-1936 n’était que la suite de la première guerre d’Ethiopie de 1895-1896: c’était un projet colonial italien qui n’avait rien à voir avec lefascisme.
Quant au parti unique, c’était un outil de travail. Mussolini et Hitler ont eu besoin d’un parti pour accéder au pouvoir. Pétain n’en avait pas besoin pour asseoir sa dictature. En Italie comme en Allemagne, le parti unique n’a d’ailleurs jamais gouverné. Ce qui importe, au fond, pour caractériser ce régime fasciste, c’est le nationalisme dur, c’est la dictature, le culte du chef, la haine des Lumières françaises, ce sont les lois racistes et antisémites d’octobre 1940, c’est-à-dire la variété la plus extrême du fascisme.
Ce n’est pas seulement une contre-révolution qui plante un dernier clou sur le cercueil de la Révolution française. C’est une course en avant pour bâtir un monde nouveau et un homme nouveau. Il s’agit bien d’une révolution nationale, spirituelle et morale, mais non économique et sociale. C’est l’objectif du fascisme partout en Europe.
Pour vous, Serge Berstein, la France a été comme immunisée contre ce danger fasciste?
- BERSTEINL’idée d’immunisation a été inventée par Dobry qui est sociologue et qui s’est servi du titre d’un de mes articles paru dans la revue «Vingtième Siècle» qui s’appelait «La France des années trente allergique au fascisme». Mais cela ne signifie pas que la France était immunisée.
Il y a eu un fascisme français, celui des petites ligues dont nous avons parlé, il y a eu un fascisme des intellectuels, il y a eu une fascisation de Vichy mais on ne peut affirmer historiquement que ce régime fut fasciste
L’école historique de Sciences-Po aurait-elle du mal à assumer le passé fasciste de la France parce qu’elle reste corsetée par les fameuses «trois droites» de René Rémond?
- BERSTEINArrêtons de parler des trois droites de René Rémond, c’est un instrument de classement qui vaut ce qu’il vaut. Zeev Sternhell a trouvé une quatrième droite, pourquoi pas? Il peut y en avoir cinq ou six, cela ne change rien. Je ne suis pas le défenseur d’un corporatisme. J’ai passé ma vie à former de jeunes historiens en insistant sur un certain nombre de règles méthodologiques fondamentales.
Vichy est un régime immonde qui me répugne du début à la fin, mais je l’étudie avec le plus d’objectivité possible. Je ne cherche pas à dissimuler un prétendufascisme honteux qui mettrait une tache sur l’histoire de France. Mais j’agis en historien, pas en idéologue.
Zeev Sternhell dit qu’il choisit pour tout problème important l’idée fondamentale à la manière de l’idéal type de Max Weber. Mais l’Histoire, c’est l’histoire des hommes en société. Leur comportement est complexe. Le ramener à un idéal type, c’est schématiser à l’excès. Zeev Sternhell rejette les nuances qui le dérangent, moi, comme historien, je cherche à savoir ce qu’elles signifient.
- STERNHELLPour l’essentiel, il ne s’agit ni de noircir ni de blanchir le passé, il s’agit de comprendre ces événements dans une perspective de longue durée. Je suis frappé par la continuité de certaines idées fondamentales depuis la crise de la démocratie à la fin du XIXe siècle: la nation conçue comme un corps et le refus des Lumières, de la démocratie et des droits de l’homme, Vichy, c’est l’aboutissement de ce phénomène-là.
Aujourd’hui, la vieille corporation de quelques historiens de Sciences-Po se défend. C’est légitime. Qu’il y ait eu un réflexe de refoulement chez des gens qui ont vécu cette période, cela non plus ne fait pas de doute. Je ne participe ni de ce réflexe, ni du mouvement inverse qui viserait à salir cette période de l’histoire de la France. Je me situe aux confins de l’histoire, de la science politique et de la philosophie politique.
L’histoire, c’est une dialectique entre les idées et la réalité. Les idées changent au contact de la réalité, la réalité a quelque chose à voir avec le développement des idées. Le fascisme, c’est une idéologie, un mouvement et un régime. Il a déferlé partout en Europe et la France n’y a pas échappé.
ZEEV STERNHELL, 79 ans, historien israélien spécialiste des origines et de la formation de l’idéologie fasciste, est l’auteur, notamment, de «Maurice Barrès et le nationalisme français» (Armand Colin 1972); «la Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme» (Seuil, 1978); «Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France» (Seuil, 1983). Il a publié au printemps chez Albin Michel «Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison» (entretiens avec Nicolas Weill).
SERGE BERSTEIN, 80 ans, historien français spécialiste de la Troisième République, est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels «le 6 février 1934» (Julliard, 1975); «la France des années trente» (Armand Colin, 1988); «le Fascisme italien. 1919-1945» (avec Pierre Milza, Seuil, 1980) ou encore «Dictionnaire historique des fascismes et du nazisme» (avec Pierre Milza, André Versaille, 2010). Il vient de diriger avec Michel Winock l’ouvrage collectif: «Fascisme français? La controverse» (CNRS Editions).
Débat paru dans « l’Obs » du 6 novembre 2014