Un Conte de Noël du poète, chanteur et slameur Michel Dréano. Avec lui la banlieue des sentiments est au coeur de la vie
La petite dame d’Argenteuil, octogénaire bon pied bon œil, écoute pousser la ville autour de son pavillon en meulière. Cerné par les chats de gouttière. Le mercredi, elle fait du thé pour accueillir le jeune Habib. Un petit garnement de 15 ans, assez fier d’être arabisant, qui veut apprendre à déchiffrer l’alphabet hébraïque car il aime la calligraphie comme les graffeurs de sa téci. Habib s’ennuie chez ses parents. Il n’a ni livres ni écrans alors il se rend chez Esther, la petite dame d’Argenteuil, qui sent si bon le chèvrefeuille et parle trois langues couramment.
Si les copains de son quartier parfois le traitent de bouffon, Habib s’en fout. C’est des petits cons qui ne maîtrisent que le verlan et parlent de se rendre au Pakistan pour le Djihad évidemment. Lui il est plus intelligent. Même s’il vénère le Coran, Habib lit Le Monde Diplomatique en sirotant son Liptonic. Esther préfèrerait autant qu’il répare enfin son auvent mais il la presse de questions puis s’endort d’un sommeil profond…
La petite dame d’Argenteuil le réveille avec des kneidler, des quenelles à la polonaise, que le garçon s’est juré d’apprendre à faire pour un jour épater sa mère. Esther revient avec un lourd recueil de nouvelles juives d’un auteur qui porte un nom de machine à coudre. Habib apprécie quand elle en lit une spécialement pour lui…
La petite dame d’Argenteuil grignote comme un écureuil les noix et aussi les noisettes de Marcel, le cantonnier en retraite. Lequel les lui rapporte en automne du jardin qu’il entretient avec amour tel un jeune homme.
Esther et Marcel adorent tailler une bavette en picolant… le Picolo d’Argenteuil. Mais quand Habib, un peu jaloux, trouve que cela a assez duré de parler du temps passé, il les interrompt et se lance dans la déclamation de ses propres poèmes. Façon slam ou bien NTM. Tout en épluchant les reinettes pour le strudel aux raisins secs, austro-hongrois, slovaque ou tchèque…
La petite dame d’Argenteuil (qui chante oï oï pitchi poï), n’aime pas trop que son protégé, encore pour la énième fois, lui demande de raconter comment un matin de juillet, en 42, elle s’est taillée du traquenard du Vél d’Hiv’ sous les yeux d’un gendarme ivre. Elle veut lui parler de Michel, le fils qu’elle a élevée seule et qui refait sa vie en Amérique dans le pétrole et les derricks. Le garnement insiste cependant pour qu’elle parle de Paris pendant l’occupation nazie. Tiens ! Justement, sur le bureau, trônent quelques ouvrages de Modiano… Rue des boutiques obscures, Les boulevards de ceinture, La Place de l’Etoile… Autant de titres qui l’attirent, lui Habib, vers la littérature. La prochaine fois, se dit Esther, : « Je lui dirai les ateliers et le Sentier/L’apprentissage du métier/ Des schmattès à la haute couture/Et les cousins qui survécurent »…
La petite dame d’Argenteuil est seule à présent sur le seuil. Elle regarde le jeune Habib s’éloigner vers sa cité. Un vide l’envahit soudain dans ce décor contemporain de tours, de barres et de grues. Vers Courbevoie bouchant la vue. Elle a le pressentiment que rien ne sera désormais plus comme avant. Ca lui fait vraiment mal au cœur que tous les pavillons Loucheur soient pollués par les canettes et les plastiques des supérettes qui envahissent les jardins où pousse encore le romarin. Un vent frisquet la désarçonne. Et voilà soudain qu’elle frissonne. Elle replace son châle sur ses épaules qu’elle a frêles. Elle referme sa porte à double tour -il y a des rôdeurs aux alentours- après avoir laissé rentrer deux ou trois matous du carrefour, qu’elle gavera de mou de veau tout en écoutant la radio. En maudissant seule dans sa chambre le froid sinistre de novembre.
La petite dame d’Argenteuil ce soir ne dort que d’un œil. Vers minuit une sourde angoisse la cueille. Mais elle se console en pensant à son petit invité du mercredi. Et elle se rappelle qu’en arabe, Habibi ça signifie « mon chéri »…