Le numéro 66 de la revue Pratiques, Les cahiers de la médecine utopique traite des différents aspects sous lesquels on peut envisager la fin de vie « Pratiques » Les cahiers de la médecine utopique est une revue essentielle qui traite de notre santé dans sa globalité, c’est à dire dans l’ensemble de ses déterminants sociaux, économiques et médicaux. Elle est un outil de dialogue essentiel entre professionnels et citoyens. Toute personne curieuse peut lire la revue sans difficulté. Il faut s’abonner à cette revue courageuse et lucide dirigée par Elizabeth Maurel Arrighi et Anne Soliveres. Deux extraits ce numéro de plus de 60 pages pour nos lecteurs bien aimés. Site www.pratiques.fr
Aider à vivre et aider à mourir ne sont pas tellement éloignés l’un de l’autre en médecine de famille. Au quotidien, la différence est tranchée et la limite claire. Il y a les vivants et il y a les morts. Pas si sûr. Entre vie et mort le fil est parfois ténu.
Beaucoup de morts auraient dû être vivants s’ils avaient été soignés correctement par des médecins responsables. Nos enfants morts de l’épidémie d‘héroïne dans les années 80/90 auraient pu être soignés si les médecins n’avaient été si moralistes, obtus et hostiles à la pratique de la substitution. Il suffit de demander à un rescapé de cette épidémie combien d’amis de sa classe d’âge sont morts. Seules les guerres ont fait mourir autant de jeunes, mais ici dans le silence et la honte.
Beaucoup de suicidés sont vivants parce que les médecins se trouvaient par hasard sur leur route et ils n’en reviennent toujours pas de devoir se supporter la vie.
Et puis il y a ceux qui ne sont ni tout à fait vivants, ni tout à fait morts, ceux que ce qu’on appelle progrès tient sur la durée, à la limite de la survie, et qui ne peuvent échapper de leur gré à cette condition effroyable.
Voilà quatre décennies que je pratique la médecine de famille et les accords tacites entre mes patients et moi ont été nombreux. Il y a peu, un coup de téléphone m’a réveillé dans la nuit. Yvonne appelait, perdue. Son homme est mort subitement dans son lit, le bras autour d’elle était devenu trop lourd. Elle a voulu l’écarter et a vu qu’il était parti, en dormant, à 79 ans. Voilà que je n’aurai pas à tenir la promesse tacite faite à René de lui donner un coup de main quand il faudra.
Dans notre pays, l’euthanasie est devenue légale, une affaire publique en quelque sorte. Déclaration préalable, formulaires à signer, bureaucratie établie, l’intime perdu. Je ne suis pas habitué à ça. Le coup de main au patient pour l’aider à mourir comme je l’avais aidé à vivre a fait souvent l’objet de discussion bien longtemps avant l’échéance, dans le secret du cabinet, entre deux yeux, en confidence et sans détail. Une affaire entre le patient et son docteur. Mais la Belgique est traversée par une frontière bien plus culturelle que linguistique. Nos voisins du nord sont des gens organisés et dont le sens du droit public ne s’accommode guère de l’intime. Nous avons donc une loi et des papiers à signer. C’est bien. D’autant plus qu’on ne meurt plus que rarement à la maison. À vrai dire, ici, la médecine a échappé aux médecins de famille.
C’est vrai que comme ça, c’est plus simple. Plus besoin de faire semblant de venir la nuit faire une visite en plus chez ce patient qui attend avec impatience de pouvoir me quitter.
Mais une fois les papiers faits, la solitude de la maison et de l’ami qui attend dans la pièce à côté que « tout » soit fini est assez lourde à porter. Elle était jeune et belle, et jaune, et avec le foie ficelé d’un cancer terminal et avait exigé de partir, chez elle, avec nous, puisque nous l’avions soignée. Je dis nous parce qu’on s’y est mis à deux collègues pour supporter cet insupportable-là. Son dernier mot a été merci. Nous on ne savait pas que faire de ce merci.
Et puis il y a ceux qui se rendent compte et qui n’y ont pas droit. L’Europe est grande et les patients se déplacent. Les droits garantis dans un pays ne sont pas transférables dans un autre. Mon patient était parti dans un autre pays d’Europe. Europe avec un petit e, l’europe géographique, pas l’Europe politique, celle qui n’existe pas pour ses citoyens.
Mon patient et ami de 30 ans, appelons le Georges, est un artiste. Je dis est parce qu’il vit toujours dans ce pays du sud ou il fait chaud vivre. Insuffisant rénal terminal, deux greffes, deux rejets, rein artificiel à vie, 60 ans. Quand sa main a commencé à trembler et qu’on lui a dit Parkinson, il a plongé sur Internet et vu ce qu’il allait devenir. Alors il a téléphoné à son docteur. Nous avons longuement parlé.
Belge, il revendiquait son droit à l’euthanasie. Mais dans son pays de résidence, la même morale qui avait déjà condamné les dépendants de l’héroïne à mourir invoque la vie comme une valeur tellement sacrée qu’on peut lui consacrer toute une mort de souffrance. Pas moyen donc de trouver sur place un collègue qui peut aider.
Les choses se sont mises en place avec évidence. Un congrès dans ce pays, pas loin de chez mon patient, m’a permis de passer le voir. J’emportais dans mes bagages le précieux viatique délivré par le pharmacien belge. Il a reçu de mes mains, avec émotions et devant ses proches, le produit qui lui permettrait d’échapper à la condition effroyable qu’il entrevoyait. Nous avons longuement parlé.
Cela s’est passé il y a deux ans. Depuis lors, il va beaucoup mieux. Pouvoir disposer de son devenir lui a redonné la passion de vivre. Il a mis son produit salvateur à l’abri, a repris goût à la vie et de temps en temps, je reçois une enveloppe. Dedans, pas un mot, rien que des dessins à la plume et des aquarelles qui parlent de lui.
Marc Jamoulle, médecin de famille, Belgique
Aide à mourir ?
«Je veux mourir, aidez-moi » est un signal de détresse qui doit être décrypté par le soignant, mais aussi entendu par la société.
C’est un homme – mais ce pourrait être une femme – pas encore vieux, mais plus très jeune, atteint d’une maladie neurologique. Il n’est plus en capacité de se déplacer seul, a des mouvements de plus en plus incontrôlables. Il a perdu la vue, ne peut plus parler, il communique par ordinateur, mais de plus en plus difficilement. Il connaît la progression inéluctable de sa maladie et l’absence de tout traitement pour ralentir celle-ci. Il ne supporte plus ce qu’il ressent comme une dégradation de son être et il formule la demande d’aide au suicide.
Au fil des semaines et des mois, il va répéter sa demande à ses proches et à son médecin, malgré leur présence attentive et soutenante, malgré le soutien psychothérapeutique, malgré la prise d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
À plusieurs reprises, il va cesser de s’alimenter, mais il n’arrive pas à se laisser mourir de faim.
Le médecin sait qu’il ne peut rien contre l’aggravation de l’état neurologique de son patient, que ce n’est pas une question de douleur pour laquelle un traitement serait possible, qu’il ne s’agit pas d’un moment dépressif passager. Il sait aussi que cet homme, du fait de son handicap, n’a pas les moyens d’accomplir seul les gestes lui permettant de mettre fin à une vie qu’il ne veut plus vivre.
Nous sommes en France.
Le médecin va probablement répondre à son patient qu’il ne peut accepter car ce n’est pas son rôle d’aider les gens à mettre fin à leur vie , que c’est illégal, mais qu’il va tout faire pour le soutenir, le soulager et qu’il sera toujours disponible .
Mais , plus rarement, il se peut qu’il considère que répondre à cette demande d’aide à mourir est légitime, même si c’est illégal. Il va alors dire à son patient qu’il accepte de lui apporter sa part d’aide : la prescription médicamenteuse.
Mais quels médicaments prescrire ? Si c’est la première fois, le médecin va hésiter : il connaît bien la toxicité de certains médicaments, mais ceux-ci entraînent souvent des vomissements risquant de diminuer leur efficacité. Il pourra essayer d’avoir des renseignements auprès de collègues en qui il a confiance ou de médecins militants d’associations pour le droit à mourir dans la dignité . Par crainte d’être repéré, il fera probablement plusieurs ordonnances, pour plusieurs pharmacies, non pas au nom de son patient, mais à celui de l’ami qui a accepté d’accompagner celui-ci dans son suicide.
Viendra peut-être le jour où cet homme décidera de prendre ses médicaments et arrivera à mettre fin à ses jours comme il l’avait souhaité, avec la présence soutenante de son ami.
Mais il se pourra aussi que ce jour-là, les médicaments prescrits, faute d’un protocole éprouvé, n’entraînent pas l’effet voulu et que cet homme sombre dans le coma, mais ne meure pas. Que faudra-t-il faire alors ? Faudra-t-il le laisser se réveiller et découvrir que le suicide a échoué et qu’il doit tout recommencer ? Faudra-t-il que le médecin intervienne et avec quels médicaments ? Si le médecin ne peut ou ne veut intervenir, faudra-t-il que l’accompagnant étouffe son ami dans le coma ? Il ne s’agirait plus alors d’assister un suicide, mais de donner la mort dans la clandestinité avec un vécu personnel très lourd pour l’ami de cet homme et pour le médecin et le risque de sanctions pénales.
Nous sommes en Belgique (1) ou aux Pays Bas
Le médecin va entendre la demande de cet homme , il va s’assurer qu’il s’agit bien de sa volonté , que cet homme est dans une situation médicale sans issue , que ses souffrances sont insupportables et sans perspective d’amélioration, et qu’il n’y a aucune autre solution raisonnable dans sa situation. Aux Pays Bas, l’avis d’au moins un autre médecin indépendant sera demandé. Après avoir respecté cette procédure, le médecin va accompagner son patient dans cette aide à mourir.
Pourquoi en France, la loi n’autorise-t-elle pas cette aide à mourir qui peut prendre la forme de suicide assisté ou d’euthanasie ? Un tel dispositif permet d’accompagner la personne qui en fait la demande dans cette prise de décision si difficile, de vérifier que tout a bien été mis en œuvre pour lui permettre de vivre au mieux, et de l’assister si son choix de mourir est maintenu. Il ne supprime pas la gravité de cet acte , mais évite les accompagnements clandestins sans protocole établi, la culpabilité attachée à ces gestes illégaux, le risque de dérives éthiques et les peines encourues face à la loi.
Marie Kayser, Médecin généraliste