Elle a eu six ans au début de l’été, c’est sa première rentrée scolaire. Dans le village, pas d’école maternelle. A six ans, tous les enfants entrent au cours préparatoire.
Sa mère lui a pris la main depuis la maison jusqu’à la porte de l’école :
« Je t’accompagne parce que c’est ton premier jour. Tu connais le chemin mais tu dois te souvenir qu’il faut toujours traverser la rue devant notre maison pour ne jamais passer devant la grille du château. »
La grille monumentale est gardée par un soldat allemand qui l’ouvre pour les voitures militaires. Dans le village, on ne dit pas que c’est la guerre, on dit que c’est l’occupation.Les Allemands sont installés dans cette vaste bâtisse qu’on appelle le château. De la rue, on n’aperçoit que les grands arbres du parc, la toiture émerge à peine des frondaisons. En hiver, on devine les lumières derrière les fenêtres. Le long de la propriété, le trottoir est toujours désert. Elle n’a que six ans mais elle sait bien que tout le monde utilise l’autre trottoir. D’ailleurs, même en passant au large du château, elle sent la tension de ses muscles, un frémissement dans les fesses et les cuisses, comme si elle était prête à s’enfuir en courant. Elle a peur sans savoir pourquoi. Elle a toujours connu les Allemands dans le château et il ne s’est jamais rien passé. Mais elle le sait : il ne faut pas leur parler, pas les regarder. On fait comme s’ils n’existaient pas. C’est comme ça qu’ils font les adultes.
Elle a franchi le portail de l’école et sa mère est repartie à la maison. Elle découvre la cour plantée de tilleuls et cernée de hauts murs. Une volée d’escaliers conduit à la classe. Elle a aimé la salle lumineuse, meublée de tables à deux places et d’un bureau installé sur une estrade. Accroché au mur, un tableau noir. Elle a reniflé l’odeur de craie et effleuré les petits encriers de porcelaine fichés dans les tables. Tout de suite, elle a aimé cette deuxième maison. La maîtresse distribue les places : une deuxième maman qui sent bon l’eau de Cologne.
Dès le premier jour, elle a aimé le cahier, les pages striées de lignes parallèles entre lesquelles les lettres devaient tenir bien droites. Elle a aimé la performance : ne pas dépasser, ne pas tacher ses doigts sur le bas du porte-plume, ne pas emporter trop d’encre dans la plume sinon ! Plouf, une tache. Oui, dès le début, elle a aimé l’école.
La journée commençait toujours par le chant. Toute la classe se rangeait avec Melle Tessier, la maîtresse, devant la photo grise d’un grand-père à moustaches et à képi qu’on appelait le maréchal. Elle avait expliqué que cette année serait consacrée à apprendre le chant à bouche fermée. Elle fredonnait les premières mesures musicales que nous répétions ensemble : Mm,Mm,Mm,…
A Noël, nous l’avions apprise entièrement. A bouche fermée. Chaque matin, nos voix de bourdon résonnaient devant la photo du maréchal.
Il m’a fallu bien des années pour comprendre que cette musique sans paroles était celle de la résistance et de la dignité.
Maryse Vannier