Nicolas Roméas directeur de la rédaction de Cassandre/Horschamp et du blog l’insatiable a éprouvé une de ses plus belles émotions théâtrales de sa vie.
Il y a plus de 20 ans, j’avais été voir une pièce créée par l’un de mes artistes de théâtre élus, préférés, Peter Brook : L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’après le livre du neurologue Oliver Sacks.
J’en étais sorti tout chamboulé à l’intérieur. Je me souviens que je me sentais bizarre dans le métro. Je me souviens aussi que ce chamboulement me réjouissait étrangement. Ça me rapprochait de quelque chose, de moi-même peut-être, de quelque chose que je cherche sans cesse, sans trop y croire, un accès plus profond à moi-même, un accord entre mes contraires.
Un accord impossible et désiré.
L’effet qu’avait sur la salle ce travail théâtral à partir des notes d’un neurologue sur des cas extrêmes rencontrés dans l’exercice de sa profession, syndrome de la Tourette et autres calamités, touchait à ce que le clown a de plus aigu, de plus funambulesque, de plus précisément actif. Faut-il s’esclaffer, devant ce qu’on ressent si profondément qu’on a le sentiment que ça pourrait être soi, que ça pourrait nous arriver, dans cette vie ou une autre ? Oui oui, c’est à mourir de rire. Faut-il accepter d’être tétanisé par l’angoisse que ça nous arrive, que c’est de nous au fond que ça cause, de nos gouffres, de nos profondeurs ignorées et presque inaccessibles, des sombres abysses de nos paysages synaptiques ? Sans doute, car l’angoisse est réelle, partagée, intime et collective. Car c’est bien de théâtre qu’il s’agit. Faut-il alors éclater de rire pour se soulager de cette angoisse terrible, avant qu’elle ne nous tétanise définitivement ? On était bousculés et on ne savait pas. La moitié de la salle secouée de rires violents, l’autre ne mouftait pas, recroquevillée, presque terrifiée, souffrante, douloureuse, et révoltée par instants de ces rires vulgaires et outrageants jaillissant de l’autre moitié de la salle… Une salle pas du tout unifiée, pas du tout dans la communion comme on dit, au contraire, divisée, fragmentée. Ça m’a plu. Car ça disait quelque chose sur la mécanique du théâtre, une chose que l’on oublie souvent, dont le clown possède le secret. Car la salle était divisée, mais au fond de soi chacun l’était aussi.
Alors, pour en avoir le cœur net, je suis allé voir la pièce une seconde fois et je l’ai perçue différemment, sans pouvoir détacher, cette fois, ma peur de mon envie de rire. Dans un sentiment unique, assez peu ressenti, d’une justesse rare, qui n’est en vérité ni le rire ni l’angoisse, mais la véritable sensation de marcher sur un fil. Et de savoir le faire, d’avoir appris à le faire.
C’est ça, le clown, le vrai, notre maître, celui qui nous pose délicatement sur le fil effrayant de nos contradictions, entre pensée et émotions, entre la peur d’être un humain et la joie incroyable de se reconnaître comme tel, suspendu entre ciel et terre. Ce fil pas fait pour nous, on n’est pas assez entraînés, où l’on se tortille lamentablement, grotesquement, en équilibre instable, forcément, douloureusement, manquant de chuter chaque seconde, et il nous dit, le clown, hé oui, que c’est tellement effrayant qu’on n’a pas le choix, il faut en rire, et que ce rire est bon. Et le pire, vous savez ce que c’est ? On rit vraiment et de bon cœur.
Une phrase de la pièce la Conférence des Oiseaux que nous avons présentée dans le passé aux Bouffes du Nord, dit Peter Brook, nous revient souvent à l’esprit, « c’est la vallée de l’étonnement ».
Sa dernière pièce, qui prolonge affine et allège L’Homme qui, (ça me fait penser aux derniers moments des sages taoïstes, de plus en plus légers approchant de la mort, jusqu’à n’être plus que les traces d’oiseaux disparaissant dans le ciel clair) s’intitule the Valley of astonishment. Et l’humour céleste du vieil homme rejaillit gracieusement sur nous et nous fait partager sa joie simple. Et nous partageons cette fois ce sentiment d’être, non par empathie pour lui, au bout de son existence terrestre, mais au seuil de la vallée.
Nicolas Roméas
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