« Pratiques » les cahiers de la médecine utopique est une revue essentielle qui traite de notre santé dans sa globalité, c’est à dire dans l’ensemble de ses déterminants sociaux, économiques et médicaux. Elle est un outil de dialogue essentiel entre professionnels et citoyens. Aujourd’hui cette revue courageuse et lucide dirigée par Elizabeth Maurel Arrighi et Anne Soliveres est en difficulté. Pour vous permettre de faire connaissance la rédaction de Pratiques nous a proposé de mettre en ligne gratuitement trois articles du dernier numéro ( N°65) qui comporte un dossier sur les urgences. Vous les lirez avec intérêt et plaisir. Ensuite il se pourrait bien que vous décidiez d’apporter votre contribution, même modeste, à la remise à flot de cette revue citoyenne et joyeuse. D’avance merci.
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Pratiques n° 65 « C’est urgent, Docteur ! »
Le chenil des vieillards
par Yacine Lamarche-Vadel, urgentiste et spécialiste en médecine générale, ancien attaché de consultations à l’Accueil des Sourds – La Pitié et au Comede – Bicêtre.
L’envoi de la personne âgée aux urgences « ne pouvant plus rester à domicile » est souvent perçu comme une solution de fortune, inadaptée et imposée à l’hôpital et à l’intéressée. Entrelacs de difficultés et de malentendus source de mauvais traitements.
Certains patients n’arrivent pas aux urgences, ils y atterrissent.
Malheureusement, le service aéroportuaire, dans ces conditions, ressemble plus à celui d’un centre de rétention de la PAF (police de l’air et des frontières), en attente d’une reconduite au domicile.
Personne âgée propulsée par sa famille ; sublime reprise du généraliste, placage par les pompiers – ah ? déjà repartis ! – essai alors transformé par les ambulanciers, accordé par le régulateur du Samu et finalement remise aux mains de l’urgentiste pour… remise en jeu ?
La tête du vieux… abattu ou furibond. Et moi, désabusé d’être au milieu de ce grand n’importe quoi. D’ignobles et écœurantes images de Salo où les jeunes éphèbes ont quatre-vingts ans, antiferno, girone delle manie, girone della merda, girone del sangue.
J’ouvre délicatement l’enveloppe. « Merci d’hospitaliser M. M… pour maintien à domicile impossible. » indique la lettre de son médecin traitant ou du praticien de garde. L’écrit accompagne le malade comme une grosse étiquette accrochée au colis mal ficelé. Et me voilà, une fois de plus, avec le sentiment d’être considéré comme un prestataire de services, avec les clefs des chambres de l’hôpital à distribuer. Il n’y a pas dans la lettre de mon confrère l’ombre d’une demande d’avis, d’appel à mon sens clinique, aidé des examens complémentaires que j’ai à ma disposition. La situation est sans appel, d’ailleurs parfois sans transmission d’un examen somatique, sans constante, sans hypothèse diagnostique, au pire sans indication des antécédents d’une personne venue seule avec des troubles cognitifs majeurs. Je préfère imaginer que le médecin a pensé que j’aurais son dossier hospitalier… indisponible, derrière les grilles des archives fermées à l’heure où viendra le tour d’examiner M. M… Deux lignes suffisent pour demander une hospitalisation de ce consultant malgré lui, déraciné, inconnu et perdu, comme moi.
On compte malheureusement mieux et plus les désagréments que les épisodes invisibles au cours desquels les médecins ont pris en charge autrement les difficultés de leurs patients âgés. Las d’être confronté à cette situation violente et pour moi et pour le patient, j’ai eu l’opportunité d’aller exposer mon point de vue de James Bondatoufer auprès de ces terribles médecins généralistes.
Deux jours de formations avec la SFTG (société de formation en thérapeutique du généraliste) sur la perte d’autonomie du sujet âgé ont bouleversé mes connaissances et mon opinion. Elles m’ont également persuadé de la nécessité de parler de nos pratiques et de croiser nos regards.
L’énervement et l’évitement, fruit de la pénibilité de certaines situations professionnelles, peuvent alors être remplacés par de la pensée et de l’intérêt. Les formations et les discussions permettent de comprendre peu à peu ce qui est compliqué et d’apprécier ce qui est complexe. Les non-dits, les absents, les lacunes rendent les situations compliquées. La complexité est l’univers créé par des intervenants ou des paramètres nombreux et leurs interactions.
J’ai entendu des généralistes dire combien la perte d’autonomie des personnes âgées était un sujet difficile pour eux aussi.
J’ai participé avec eux à des jeux de rôles pour analyser nos consultations avec les personnes âgées et leur famille. Nous nous sommes pris en pleine face que plus personne ne s’adressait au principal intéressé, prétextant de ses troubles de mémoire pour le rendre transparent.
J’ai découvert que les médecins de ville avaient régulièrement les pires difficultés à mettre en place des aides à domicile. Certains vieillards refusant toute irruption dans leur monde, se révélant parfois cacochymes, afin de décourager les bonnes volontés. Dans les situations les plus extrêmes de patients sales entasseurs misanthropes, avec un syndrome de Diogène marqué, des équipes ont appris à négocier et à accompagner ceux que l’on ne veut plus voir, de peur de les sentir.
J’ai appris que derrière la confusion, la perte des capacités à marcher, à se laver il fallait chercher une maladie : une infection pulmonaire, un accident vasculaire cérébral, un surdosage médicamenteux, une dépression…
Je me suis rappelé des enseignements des gériatres de l’hôpital Charles Foix : qu’à un âge vénérable le cœur, les reins, les poumons, le cerveau, tous les organes sont en équilibre instable. Un seul atteint entraîne les autres comme des dominos en rond tombant les uns sur les autres. Quand on retrouve la personne au sol, avec le col du fémur cassé, respirant difficilement, déshydratée, confuse, avec des œdèmes dans les jambes, en insuffisance rénale et avec des signes d’infection, difficile de dire ce qui a été atteint en premier.
La conférence de consensus de la SFMU (société française de médecine d’urgence) sur la personne âgée de plus de 75 ans aux urgences recommande de pratiquer un bilan comportant un électrocardiogramme, des examens de biologie, une radiographie de thorax, et ce de façon systématique tellement la sémiologie des maladies en gériatrie est particulière et pleine de pièges.
J’ai compris que l’arrivée aux urgences était parfois l’issue d’une longue histoire d’échecs et de conflits. Une situation de crise. L’espoir pour l’entourage de mettre enfin en place des aides au domicile. Une fragilisation des aînés pouvant aboutir au renoncement à leur indépendance et au pouvoir de décider pour soi-même.
J’ai appris l’existence des équipes de l’APA (allocation personnalisée d’autonomie) et des CLIC (centre local d’information et de coordination gérontologique) qui s’occupaient d’évaluer les difficultés rencontrées au domicile et qui pouvaient proposer des aménagements et des soutiens au domicile.
Les personnes âgées continuent de débouler aux urgences, hébétées de la partie de flipper dans laquelle elles ont tenu le rôle principal, celui de la balle.
Les lettres trop laconiques imposant une hospitalisation sans discussion existent toujours.
Certaines familles nous menacent encore de toutes sortes de poursuites et d’être responsables de tout ce qui pourrait arriver si nous ne gardons pas à l’hôpital leur aïeul, qui bénéficiera au moins d’un plateau-repas et d’un tour de garde, au pire de la camisole de contention et de l’exil dans un univers où il se perd davantage.
Mais maintenant, je mets doucement les papiers et les cris de côté, un petit sourire de compassion pour ceux qui ont probablement raté la rencontre avec celui qu’on a poussé jusque-là, oublié l’examen clinique, outil du raisonnement médical, évité d’affronter la complexité et la compréhension des détresses, méchantes et moches, prêtent à bondir et à mordre.
J’encourage mes internes à se lancer avec la personne âgée dans une vaste enquête mobilisant les compétences cliniques, diagnostiques et psychologiques, d’appliquer l’aphorisme que toute chute chez elle est une pneumonie jusqu’à preuve du contraire, de déjouer en somme les énigmes d’une clinique surprenante et protéiforme, comme en pédiatrie ou le refus du biberon doit faire rechercher une infection urinaire, entre autres.
Quand l’aggravation des handicaps est considérée trop rapidement comme naturelle ou liée à l’âge, chercher une cause aiguë à la survenue du changement.
L’arrivée aux urgences dans des conditions illisibles, au sens propre comme au figuré, s’avère être une maltraitance et va malheureusement favoriser, je le redoute, d’autres maltraitances comme l’attente, l’indifférence, les erreurs de diagnostic et de soins.
Et puis il y a ces situations délicates aux urgences quand aucune maladie aiguë n’est retrouvée ; quand il ne reste que de trop rares lits inoccupés dans l’hôpital ; quand il semble logique de devoir réserver les places pour ceux qui auront besoin de perfusion, d’antibiotiques, d’oxygène et d’utiliser les savoirs des infirmières, chirurgiens, radiologues à autre chose que donner à manger et tenir la main. Où va alors celui qui s’égare depuis des mois, qui peut tomber à s’en casser les os et dont la situation devient un jour insupportable pour le regard et la culpabilité des autres ?
Toutes ces personnes démentes ou seules, comme celles qui ont faim, qui ont froid, sans abri, dégringolent de structures en services, comme les boîtes de conserve se cognent dans un vide-ordures. Tant qu’elles tombent il y a économie d’attention et de places.
1 La balade de Narayama, Shohei Imamura, 1983.
2 Le scaphandre et le papillon, Jean Dominique Bauby, 1997.
Misère du gouvernement à l’urgence
par Alain Brossat, philosophe
On aurait tort de n’envisager le problème des urgences (dans le cadre hospitalier) que sous l’angle des dysfonctionnements de la médecine publique : un « problème » qui ferait symptôme, un de plus, à propos de la crise générale qui frappe le système de santé. Les urgences, comme dispositif hospitalier, c’est bien davantage que cela : une fable à propos de l’état présent du gouvernement des vivants, un apologue sur les modes et régimes de la politique contemporaine (ce qui en tient lieu).
Le paradoxe énorme, en effet (et que l’on pourrait dire même hautement comique si le sujet prêtait à rire) des « urgences », est notoire : elles sont le service hospitalier dans lequel la prise en charge moyenne de ceux qui s’y présentent est la plus longue. C’est une scène de genre à la télé : des dizaines de patients, tous âges, conditions et pathologies confondues, entassés dans les salles d’attente et les couloirs, prostrés sur des brancards et autres lits de fortune, tous à poireauter des heures avant que soit prises en charge leurs plaies et bosses. Les urgences fonctionnent d’abord comme un service de tri (à l’instar de la médecine de guerre et, souvent, de la médecine humanitaire) qui ne traite selon les procédures réglées de l’urgence qu’une infime partie des personnes qui s’y présentent et dont les pathologies ou les dommages subis mettent la vie en danger immédiat. Pour le reste, elles font plutôt office de dispensaire général vers lequel converge tout un public disparate, court-circuitant les parcours institutionnels de la médecine, tant libérale que publique.
Ce qui est ici décisif, c’est le détournement, la dénaturation et le déplacement du motif de l’urgence et des dispositifs qui s’y rattachent. Ce qui caractérise, en principe, des sociétés dites développées, c’est notamment le fait que les irrégularités, majeures ou mineures, accidents, catastrophes, etc., dont le propre est de susciter un état d’urgence (d’échelle, de densité et de durée variables) soient prises en compte dans les calculs et les stratégies des gouvernants ; qu’ils donnent lieu à l’existence de tout un volant de procédures, de techniques et de moyens spécifiques. La qualité de ce que les élites globalisées appellent aujourd’hui gouvernance, bonne gouvernance, se juge notamment à la façon dont les appareils gouvernementaux font face à l’accident majeur (Fukushima), la catastrophe naturelle (le récent typhon aux Philippines), mais aussi bien aux pandémies, aux accidents de la route, aux fortes intempéries, etc. Ces irrégularités sont des tests pour les pouvoirs en place et pour les administrations. Des révélateurs aussi : de l’indifférence de l’administration états-unienne au sort des populations pauvres et généralement noires lors de l’ouragan qui a frappé la Nouvelle Orléans en 2005, des connivences inavouées entre le gouvernement japonais et les firmes privées opératrices du nucléaire civil après le tsunami et la catastrophe de Fukushima, de la corruption et l’incompétence de l’administration philippine après le passage du typhon qui ravagea plusieurs îles de l’archipel à l’automne 2013…
Ce qui caractérise donc un gouvernement des vivants solide (et du coup légitime) d’un autre, c’est, entre autres, sa capacité à intégrer à ses calculs la prévision et la prise en compte de ce qui, par définition, tend à s’y dérober – tout ce qui sort du champ de la vie administrée en tant que celle-ci est fondée sur la stabilité de l’ordre des choses, sur la solidité des façons de faire, sur l’appareillage de la vie commune par les procédures réglées… C’est à cette capacité d’anticiper sur l’irrégularité unique ou récurrente (les accidents de la route, les épidémies de grippe hivernales…), à mettre en place des mécanismes de sécurité destinés à y faire face et à en atténuer la virulence et les effets de perturbation de la vie sociale, de la production et de la « vie de l’État » que se juge la qualité du gouvernement contemporain des populations. À sa capacité, donc, à passer en mode urgence lorsque l’apparition d’un facteur disruptif l’exige.
Or, ce que montre de façon éclatante le « syndrome » des urgences de l’hôpital public, c’est que nous sommes dans un temps de défiguration accélérée de ce « bon profil » » de la biopolitique contemporaine. Et c’est là précisément que le « syndrome » tend à acquérir une tout autre épaisseur – à devenir un véritable (autant que détestable) paradigme de la défaillance des pouvoirs contemporains. Tout le monde sait en effet que l’engorgement des urgences hospitalières n’est pas dû à la multiplication des pathologies nécessitant des soins urgents ou des agressions sur la voie publique, mais à la crise programmée de la prise en charge collective de la santé publique ; au fait qu’une quantité croissante de personnes se trouve « à découvert », sans couverture sociale, sans accès à la Sécu et aux mutuelles ; vouées, donc, lorsqu’elles tombent malades ou sont victimes d’un accident, aux rigueurs de l’« insécurité sociale » (Robert Castel).
Les dispositifs d’urgence sont alors détournés de leur vocation première pour tenter de colmater les brèches de l’État social mis en coupe réglée du fait de décisions politiques et de choix stratégiques : ce qui consiste à changer « la distribution entre ce que l’État laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l’État »[1]. Ce détournement va produire un double effet : l’infiltration de l’état normal, courant des choses par « l’urgence » et la pérennisation de celle-ci – alors qu’elle est censée, dans son principe même, porter la marque du ponctuel, de l’exceptionnel. On tient là ce que Foucault appelait le « modèle analogique » selon lequel, de façon croissante, le gouvernement des populations va se trouver placé, désormais, au temps de « la crise » perpétuelle et du marché omnipotent, sous le signe de l’urgence, version soft ou hard ; ceci alors même qu’il ne s’agit pas de faire face à l’inopiné ou l’accidentel, mais à cela même qui découle des nouvelles répartitions entre prise en charge des populations au titre du service public et soumission à la « loi du marché » de toutes sortes de fonctions et dispositifs qui relevaient naguère encore de l’autorité et de la compétence de l’État.
La contamination des procédures régulières par ce qui tend à devenir une sorte de dictature de l’urgence est sensible dans tous les domaines : celui de la prise en charge des populations fragiles, de l’information, de la lutte contre des formes spécifiques de délinquance et de criminalité, mais aussi, last but not least, de la politique étrangère. La multiplication des dispositifs d’urgence et des mesures d’urgence improvisées, le placement même du gouvernement des populations et de la vie politique institutionnelle sous le signe de l’urgence fébrile et désordonnée est la manifestation distincte d’une crise désormais chronique de la raison gouvernementale.
Tout se passe comme si celle-ci, en déperdition permanente de capacité prévisionnelle, d’aptitude à prendre prise sur la multitude des facteurs et éléments composant « le réel » qu’il s’agit d’orienter et d’infléchir afin d’éviter que surviennent des irrégularités majeures (guerre civile, effondrement économique, crises avec des puissances étrangères…), était désormais incapable de poser les conditions selon lesquelles les gouvernants et la puissance publique peuvent s’installer dans la durée en fixant le cap, en anticipant sur les difficultés, en déterminant des positions et s’y tenant…
La discontinuité, la dispersion, le saut de puce d’un dossier « urgent » à un autre plus « urgent » encore, la soumission à une supposée actualité syncopée et bariolée marquent aujourd’hui de leur empreinte la politique des gouvernants, quelle que soit leur teinture politique, dans toutes les démocraties blanchies sous le harnais.
Les gens de pouvoir tendent à se transformer en médecins urgentistes et pompiers volants, quand ils improvisent une intervention étrangère en terre ex-coloniale pour « sauver des vies » (Hollande en Centrafrique) ou bien pressent le Parlement d’adopter une loi-kleenex (et, du coup, bien souvent scélérate) pour faire face à un fait divers supposé attiser le sentiment d’insécurité de la population (loi de rétention et sûreté sous l’égide de Sarkozy/Dati). La montée des chaînes d’information qui cultivent leur audimat à coup d’informations instantanéistes (BFM, i-Télé, LCI), la « dictature de l’urgence [entretenue par] l’information télévisée en continu avec ses rythmes haletants »[2] tend à épaissir le trait de cette vie politique dispersée, en pointillés, et fondée sur une accumulation de messages hétérogènes dépourvus de toute perspective ou épaisseur.
Installés dans cette nouvelle temporalité où « un clou chasse l’autre » à un rythme frénétique, les élites politiques sont saisies par une danse de Saint-Guy et emportées dans une fuite en avant sans terme. Cette modalité nouvelle ne leur est pas désagréable : elle leur permet d’entraîner avec elles (grâce à l’active complicité des médias) un public saisi lui aussi par le vertige de l’urgence et donc de moins en moins apte à demander des comptes sur telle ou telle action politique, décision, élément de doctrine gouvernementale… À peine les citoyens auraient-ils commencé à exiger que l’on s’arrête sur telle séquence de la politique gouvernementale et qu’une discussion s’engage que la page est tournée ou déchirée et que s’imposent les conditions d’une « actualité » plus brûlante encore…
Ce régime du « toutes affaires cessantes » présente trois autres avantages substantiels encore. D’une part, il permet de masquer non pas seulement le désordre brouillon et le peu de suite dans les idées d’une politique, mais aussi ses flagrantes incohérences : le cas d’école qui s’impose à toutes les mémoires est celui du brutal changement de pied de Sarkozy, ce ludion spasmodique, en matière de politique libyenne – de la fraternisation avec le dictateur Khadafi sur le perron de l’Elysée à l’intervention militaire débouchant sur son renversement et son extermination –… et ceci en l’espace de quelques mois. Le rapport s’établit ici aisément entre l’absence de doctrine, de « grand dessein » et tout simplement d’idées en matière de politique étrangère et l’art de saisir l’occasion aux cheveux, n’importe quelle occasion (un début de sécession en Cyrénaïque, événement capital pour le destin de l’humanité…) pour exposer dans tout son éclat le motif de l’urgence.
D’autre part, le régime « urgentiste » de la vie politique a la propriété inestimable (en ce temps où ce n’est pas seulement la « popularité » des élites politiques qui est en question, mais bien leur légitimité) d’interrompre toute discussion à propos du bien fondé des décisions placées sous cette égide : le pathos humanitaire (« sauver les vies, interrompre les massacres », « empêcher un bain de sang, voire un génocide ») a, dans ces circonstances, vocation à saturer l’opinion, sur un mode affectif, de façon à éviter que ne soit ouvert un espace de débat contradictoire dans lequel puissent être posées les questions qui fâchent, du genre : quel rapport s’établit entre le soutien variable, mais continu apporté par les gouvernements successifs de la République aux élites corrompues de pays comme le Mali ou la Centrafrique et l’effondrement de ces États lequel, à son tour, vient justifier les interventions « urgentistes » ?
Enfin, la dictature de l’urgence est ce qui permet les gouvernants de prendre toutes sortes de libertés avec l’État de droit et les conventions les mieux établies – qui ira demander des comptes à François Hollande sur la façon dont le corps expéditionnaire français conduit la guerre dans le Sahel (où sont les prisonniers de guerre ?), dès lors qu’il s’agit de combattre sans délai ni faiblesse les émules locaux de Ben Laden ?
Cette rhétorique de l’urgence a une histoire : elle commence à imposer ses conditions à la fin des années 1970 et au début des années 1980, avec la séquence des boat people d’Indochine. Son surgissement, à l’initiative (notamment) de la secte vile des « nouveaux philosophes » alors en pleine ascension, signale un infléchissement décisif dans la vie intellectuelle et politique en France – le passage à l’époque du « réarmement moral » du capital sous le signe de la démocratie de marché. La ficelle était alors si bene trovata qu’elle embrouilla d’aussi bons esprits que Sartre et Foucault…
Pour finir, on ne dira jamais avec trop de force que, dans le domaine de la prise en charge des plus exposés, des plus fragiles, des moins bien inclus, le recours perpétuel aux dispositifs d’urgence, c’est, pour les intéressés, une suite de cataplasmes sur autant de jambes de bois, et, en termes de gouvernement des populations, une fuite dans l’irrationalité. Nul n’ignore que c’est la déréliction entretenue du logement social qui a pour effet l’apparition de toute une population délogée, mal logée ou sans logis du tout, ce qui nourrit à son tour l’expansion de phénomènes comme : les marchands de sommeil, l’abandon des plus précaires à la rue, le logement d’urgence insalubre, au coût exorbitant et inefficace. Les coûts sociaux, moraux, politiques de la soumission de cet aspect de la « question sociale » au régime incohérent spasmodique et incohérent de l’urgence, au temps de la crise éternisée, sont incalculables. Ici se voit à l’œil nu ce que produit la mise à l’encan de l’État social : la main droite de l’autorité ignore ce que fait la gauche et l’annule, l’État conduit une politique de gribouille, perdant ainsi la confiance et l’estime des gouvernés. Le gouvernement approximatif à l’urgence entretient le sentiment d’insécurité parmi les précaires et les rend sujets à toutes les tentations fantasmagoriques – les pires, de préférence.
Foucault, évoquant la forme pastorale du gouvernement des vivants telle qu’elle a été codifiée successivement par une certaine tradition moyen-orientale (juive notamment), puis par le christianisme, insiste sur le fait que ce gouvernement est à la fois collectif et individualisant : c’est du « troupeau », mais de chaque « brebis » aussi que le pasteur est comptable, au point qu’il ne doit pas hésiter à quitter le troupeau, s’il lui faut retrouver ou soigner l’une de ses ouailles égarée ou malade. Il peut même, insiste Foucault, être conduit à risquer sa vie pour sauver l’une des brebis en perdition.
Or, pour lui, cette figure pastorale est bien l’une des matrices du gouvernement des vivants dans nos sociétés, des pouvoirs modernes.
On ne peut alors que désigner comme un pastorat détestable et dénaturé celui qui, plaçant son action sous le signe de l’urgence et de la discontinuité plutôt que sous celui de l’attention continue, de l’endurance et du souci de tous et chacun, fait de l’abandon des plus vulnérables l’un de ses principes de conduite – inavouable, forcément inavouable. L’urgence, avec ses dispositifs brouillons et inefficaces, est alors l’arbre qui se destine à cacher la forêt du partage durci entre ce qui demeure dans le champ de la vie qualifiée et ce qui s’en trouve rejeté, comme sous les coups d’un destin inflexible…
L’urgence… mais pour qui ?
par Zoéline Froissart, interne en médecine générale
Vite. Tout va vite ! Je cours encore. Et trop souvent après le temps.
Je suis devenue, à l’insu de mon plein gré, bébé médecin, interne des hôpitaux comme on dit. En réalité, je découvre surtout la responsabilité du stylo. Stylo avec lequel je passe désormais beaucoup de temps, avec la très nette impression de remplir surtout mille papiers. Ce stylo qui m’ôte des moments précieux avec les patients. Du temps pour remplir le bon de ci, de ça, de tel examen, de tel formulaire, et par-dessus tout, je passe surtout mon temps à prescrire. Prescrire, prescrire, prescrire. Encore, toujours. Comment prescrire du temps alors ? Et paradoxalement, comment prescrire du temps pour chercher ce que je prescris ?
Alors que mon esprit cogite sur mes nouvelles responsabilités, la mort me rattrape encore, elle vient me serrer le cœur. La patiente, Mme R… Elle va mourir. Non, elle doit mourir ? Mais ai-je réellement le droit de penser cela ? De souhaiter cela ? Ici, les soins palliatifs et la cardiologie ne parviennent pas à cohabiter. Elle souffre et on s’acharne. Ce « on » mal défini, au sein duquel je suis. J’appartiens à ce « on » qui décide. En partie, certes, mais en première ligne. Avec mon stylo à la main. En écrivant trop souvent ce qu’on me dicte. Seule avec mon cœur qui hurle tandis que la voix de la hiérarchie m’explique : « Mais ne t’inquiète pas, il n’y a pas d’urgence pour elle, mais pour son cœur oui ! » Aaaaah ! Une envie de hurler au fond de moi : « Mais, mais, mais… ?! Et l’urgence de la souffrance ? Et l’urgence de la douleur ? »
Quelques jours plus tard, me voilà de garde, avec mon stylo, mais seule. Alors la morphine s’est fait une place sur ma feuille d’ordonnance. Prudemment. Comme une fenêtre qu’on ouvre en guettant les premiers rayons de soleil. J’ai vu le soleil entrer dans cette chambre, dans les yeux de ma patiente.
Heureusement, il y a eu M. C. Il est l’une de mes « entrées » sur une garde. Je ne sais plus laquelle. Je ne sais plus pourquoi il vient. Et peu importe. Il y a de la chaleur dans ses yeux. Un accent qui chante.
Je le croise dans le couloir en montant au 2e étage. Assis dans le couloir, son ventre va mieux et il me sourit. Il y a urgence pour lui : trouver où est le cancer qui le ronge. À vrai dire, l’urgence est plutôt pour les médecins, car lui semble presque prêt et il aime souvent me dire : « Tant que je ne souffre pas, vous savez, il n’y a urgence de rien. » Je m’assois à côté de lui, et comme je ne suis ni son médecin, ni « son » interne, le temps est avec nous pour discuter. Et j’ai soudain très envie de découvrir la Sicile. Il est arrivé à l’âge de 22 ans en France, des jobs au noir se sont enchaînés au long de sa vie. Éclectique parcours. Il sait se servir de ses mains – « Ah ça oui, putain ! » – et il se tient devant moi cinquante-cinq ans plus tard. Il me raconte comment il retourne souvent là-bas, en voiture avec son fils, et aussi comment son pays a changé, et les jeunes qui s’en vont.
Et il me parle aussi de son très bon ami. Qui vient du même village que lui. Qui se trouve l’étage en dessous, chambre 26. L’étage du dessous ? Mais… Mon service ! Il s’agit de M. P., hospitalisé pour énième décompensation cardiaque avec surtout un moral dans les chaussettes. Alors qu’une idée folle germe dans ma tête, il prend les devants et me demande s’il est possible d’aller le voir. Feu d’artifice dans ma tête, j’ai envie de l’embrasser tant il m’offre une solution servie sur un plateau, une solution à la déprime de mon patient qui, de plus, me permettra de ne pas ouvrir la boîte des antidépresseurs. Alors à tour de rôle, c’est à qui va descendre ou monter d’un étage pour visiter l’autre. Et ça soigne le moral de Monsieur P. Et peu m’importe qu’il doive garder le repos au lit pour soigner sa décompensation cardiaque. Trouver l’équilibre. Guérir vite ou soigner bien, quelle est l’urgence ? Un cœur ou une personne ?
Aujourd’hui, je me demande encore si j’ai bien cerné l’urgence : Mme R. est rentrée chez elle, debout sur ses pieds, et soulagée. M. P. reviendra pour sa prochaine décompensation cardiaque, mais n’a plus le moral dans les chaussettes. Quand à M. C., il est parti, avant qu’on ait trouvé des réponses à nos questions de docteurs, mais mais n’a plus le moral dans les chaussettes. Quand à M. C., il est parti, avant qu’on ait trouvé des réponses à nos questions de docteurs, mais serein et entouré.
http://pratiques.fr/-Pratiques-No-65-L-urgence-en-.html ; ça y est le numéro surl’ urgence est en ligne
[1]Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2009.
[2]Le Monde des 8-9/12/2013.