Réparer les vivants de Maylis de Kerangal (éditions Verticales)
Le dernier roman de Maylis de Kerangal est simplement vertigineux. Qui est cette sorcière qui burine les mots de telle sorte que son récit apparaît comme l’oeuvre d’un sculpteur qui serait aussi une cinéaste et également une musicienne ? Elle est une écrivaine du vingt et unième siècle, d’une audace aussi folle que tranquille. Au moment où elle offre au lecteur la faculté d’être là, « au cœur » de l’histoire qu’elle va raconter, elle fait disparaître celui qui est censé être le héros de son roman. Simon Limbres , après une séance de surf, vécue comme une messe dédiée à la sensation extrême, va rejoindre les limbes. Trois jeunes hommes sont assis dans une voiture, celui qui n’est pas attaché, Simon, meurt dans un accident. C’est un sportif, sans doute un amoureux, mais pas assez épris rester avec sa petite amie quand le surf l’appelle.
Qui n’a jamais regardé dormir un être cher sans espérer que cette absence ne soit que momentanée ? Une poitrine qui se soulève à un rythme plus ou moins régulier apporte la preuve tant attendue. La vie est toujours là. Et bien non. Aujourd’hui, les machines continuent à faire respirer un mort clinique. Après l’accord des parents transpercés de douleur, le cœur de Simon va pouvoir vivre une autre vie, comme sans doute ses reins et son foie. C’est à l’aventure exceptionnelle de ce cœur décidé à se trouver à un autre logement que l’on va assister. Les officiants médicaux ont chacun leur tâche : diagnostic, force de conviction pour obtenir l’accord des parents, ablation, transplantation. On apprendra plus sur eux, leurs occupations, leur solitude que sur Simon et c’est normal puisque chacun d’eux met entre parenthèse sa vie privée pour mobiliser une compétence utile. Simon lui est maintenant, utile immobile. Cet éclatement de l’individu à travers ses organes donne une nouvelle fois le vertige, car cette autonomie des uns et des autres, si elle apparaît à juste titre comme un progrès de la vie dans son fonctionnement mécanique, est également contemporaine d’une dispersion mentale et sociale. Les sensations fortes sont là. La pratique du surf en apporte à chaque seconde la preuve, mais les sentiments où sont-ils passés ? La douleur, cela ne fait aucun doute reste omni présente, mais la vie, nos vies ne peuvent seulement s’épanouir dans une vallée de larmes. A travers un cas clinique Maylis de Kerangal donne à voir en creux une société de plus en plus fragmentée, un non lieu où les individus sont le plus en plus imperméables les uns aux autres. La mort prend de plus en plus vie mais l’amor lui serait-il lui aussi dans les limbes ?
« Réparer les vivants » ne devrait pas, rester l’apanage des docteurs plombiers. Réparer c’est peut être aussi redonner vie à une vie irriguant la totalité de l’être humain. Sublime opération pratiquée par une chirurgienne magnifique.