Par Marie Hélène Massé
Souvenez-vous. En 1610, Galilée nous éjecte du centre de l’univers. En 1859, Darwin nous repousse au bout d’une branche et fait de l’homme un primate. Aujourd’hui, David Eagleman, spécialiste en neuro-sciences à Houston, met en doute l’existence d’un « je » qui piloterait notre cerveau et nous réduit à un amas de neurones, de protéines et de synapses.
Notre cerveau est composé de centaines de milliards de cellules. Chacune envoie jusqu’à plusieurs centaines d’impulsions électriques par seconde à d’autres cellules. C’est un appareil d’une complexité jamais égalée dans l’univers connu. David Eagleman écrit dans son livre « Incognito. Les vies secrètes du cerveau » qu’il y a autant de connexions dans un seul centimètre cube de matière cérébrale qu’il y a d’étoiles dans la Voie Lactée, que c’est un véritable « cosmos intérieur ». Là, nous nous rengorgeons, nous bombons le torse. Fiers de nos bons mots, de nos idées originales, de nos grandes passions, de nos espoirs fous et de la somme de nos désirs. Pourtant il poursuit en affirmant que « la majeure partie de nos actes, de nos pensées et de nos sentiments échappe à la conscience. » « Comme l’ont chanté les Pink Floyd, dit-il, il y a quelqu’un dans ma tête mais ce n’est pas moi. »
Alors qui est aux commandes ?
A l’aide des résultats de recherches menées dans de nombreux laboratoires dans le monde entier, de schémas simples et d’exemples éloquents, David Eagleman démontre que la quasi-totalité de nos processus cognitifs échappe à votre conscience. Et, ajoute-t-il, c’est beaucoup mieux ainsi. « Si vous vous mettez à réfléchir aux mouvements et aux positions de vos doigts sur le clavier du piano, vous n’êtes bientôt plus capable de jouer correctement le moindre morceau. »
Sachant depuis Freud à quel point nous nous connaissons peu nous mêmes, nous commençons à vaciller sur notre piédestal. D’autant plus qu’ Eagleman nous apprend à ne plus nous fier entièrement aux témoignages de nos sens. Illusions d’optique et trucs de magicien à l’appui, notre cerveau nous envoie des signaux illusoires. Prenant l’exemple de la vision, il souligne qu’elle n’a pas grand chose à voir avec les yeux. Tout se passe à l’intérieur et le cerveau fait montre d’une étonnante plasticité pour compenser des informations qui lui manquent. Par exemple, comment s’accomplit l’acte en apparence élémentaire d’attraper une balle au vol ? Nous en sommes capables « parce que nous possédons des modélisations des lois de la physique profondément préprogrammées en nous. » Ces modélisations préprogrammées sous-tendent aussi la perception consciente. Depuis les années 40, les chercheurs soupçonnent que le moteur de la perception n’est pas l’accumulation de bribes de données, mais la comparaison entre certaines attentes du cerveau et les données sensorielles. Mais ce qui a fabriqué ces réaction hypersophistiquées, comme attraper une balle au bond, ou réagir à la beauté d’une personne, c’est la machinerie neuronale et d’une façon très ancienne et très archaïque, les pressions évolutionnaires. Et ça, désolé, nous n’y avons pas accès.
Le gros livre de David Eagleman ne s’arrête pas là. Il nous compare à des robots, mais pour nous donner un avantage indiscutable. Il nous fait découvrir l’habileté des sexeurs de poussin japonais, capables de faire le tri entre mâles et femelles sans réflexion apparente. Il répond à toutes le objections qui se présentent à notre esprit : notre libre-arbitre, nos intuitions, nos rêves, notre responsabilité devant la société, nos réactions viscérales. Même la fidélité dépend du taux d’une hormone appelée vasopressine libérée par le cerveau !
Mais après cette lecture, il nous reste encore de l’espoir : soit, nous ne choisissons ni notre inné ni notre acquis, donnés par la construction génétique qui nous est allouée en naissant. Ce ne sont pas des choix personnels, mais des cartes distribuées par le sort. A nous d’en jouer au mieux. D’autant plus que la conclusion optimiste nous remonte le moral et nous raccompagne sur le piédestal : « De même que le cosmos est plus grand que nous n’aurions jamais pu l’imaginer, nous sommes quelque chose de plus grand que notre introspection n’a jamais pu nous en donner l’intuition… Le cerveau est un organe qui nous paraît étranger et extravagant, mais ses schémas de connexion complexe sculptent le paysage de nos vies intérieures…Il est la chose la plus merveilleuses que nous ayons découverte dans l’univers, et il est nous. » Ouf !
Incognito. Les vies secrètes du cerveau
David Eagleman
Robert Laffont