« la société, comme entité abstraite, cesse d’exister aussitôt qu’on a affaire
à des individus qui partagent de l’attention, qui s’accordent un temps
pour cette attention, quelle que soient leur histoire et leurs idées »
l’entretien entre Jacques Ogier et Lê Quan Ninh percusionniste de musique improvisée et contemporaine
est paru dans « les Allumés du jazz » N°24 du 2ème trimestre 2009 – www.allumesdujazz.com
faites le lire à tous ceux qui s’intéressent à la pensée et à la musique. Comme à nous, ça leur fera le plus grand bien. (L’abonnement au magazine papier est gratuit).
Jacques Oger : On peut considérer que, plus que jamais, la « musique » se présente et se
conçoit essentiellement comme un objet de divertissement, de consommation.
Le musicien, tout au moins dans les schémas dominants, doit le plus souvent répondre à une
demande supposée du public et formatée par l’industrie du disque et du show biz. Même si
cette dernière souffre avec les nouveaux modes de consommation « gratuite » engendrés par
Internet, les styles et goûts musicaux restent majoritairement conventionnels et très formatés
Lê Quan Ninh : Il m’est difficile de parler des musiques issues des « schémas dominants »
comme tu les présentes car je ne les croise que très peu. C’est un autre monde, un monde
parallèle, comme peut l’être celui de la télévision que je n’ai pas et ne regarde donc pas ou comme aller à l’église. C’est très loin de mes préoccupations et je n’ai pas le désir de me tenir informé sur elles. Je ne peux que constater
par contre, lors de séances pédagogiques que je donne de temps à autre, qu’elles peuvent empêcher de
s’ouvrir à d’autres formes d’écoute, si ce n’est à l’écoute elle-même, et qu’elles s’appuient en permanence sur la variation d’un nombre de paramètres très restreint, bien plus restreint qu’une « simple » sonate de Mozart, par exemple. (Même les chants révolutionnaires portent en eux, formellement,leur soumission à l’ordre musical établi que je considère comme une métaphore de l’ordre établi tout court). Ces musiques m’apparaissent comme un produit d’appel pour vendre des baladeurs, vu le nombre incroyable de personnes qui portent une paire d’écouteurs à tout moment lui permettant d’éviter tout contact intempestif avec autrui. D’ailleurs écouteurs me paraît un bien étrange nom pour un produit qui est conçu pour se boucher les oreilles sous le prétexte d’entendre de la musique plutôt que celle, incroyablement plus riche à mon sens, de l’environnement qu’il soit urbain ou rural.L’industrie perd peut-être ses marges en ce qui concerne les contenus mais se rattrape avec les contenants que sont ses petits appareils de diffusion.Ceci dit, les musiques commerciales sont principalement de la musique à texte, de la musique prétexte à soutenir un flot de paroles, fût-il futile. Il n’y a comme rien à entendre pour moi. Le texte fait obstruction. Et il y a trop de hiérarchie, chacun dans sa fonction…
Mais revenons à cette notion de variation. Elle me pose continuellement question. « Rien n’est plus semblable à l’identique que ce qui est pareil à la même chose » constatait Pierre Dac et l’industrie se plaît à promouvoir du semblable
où chaque artiste se complaît à jouer – au mieux – sur de légères variations. Cette répétition incessante du connu indiquerait-elle qu’on a besoin de piétiner toujours le même espace, le même petit territoire sans différences
notoires dans un rituel d’acceptation de sa condition ? Il m’est souvent apparu qu’une grande partie de la production artistique était dévolue à une forme de consolation sociale et j’ai toujours eu l’intuition que ce n’est sans doute pas de consolation dont nous avions besoin mais d’enthousiasme révolutionnaire :s’émerveiller au contact de l’inconnu, y porter attention.
JO : Les musiciens improvisateurs, expérimentaux, de musique contemporaine prétendent
échapper à ces diktats et s’inscrivent dans d’autres démarches, tout au moins sur le plan
esthétique. Quand on explore de nouveaux territoires musicaux – l’improvisation, la musique expérimentale, la musique contemporaine – s’agit-il seulement de choix esthétiques exprimant des goûts personnels ? Ne s’agit-il pas aussi de choix de vie qui engagent le musicien au-delà du strict professionnalisme (notamment au-delà d’un savoir-faire instrumental ou de connaissances académiques) ? Comment, dans ta réflexion et ton cheminement personnels, analyses- tu ce type d’engagement ?
LQN: Très honnêtement et à titre personnel, je n’ai pas eu le choix et je serais bien incapable
de parler pour les autres. Ce que je fais continue de s’imposer à moi, ce qui veut dire que je
suis finalement fort peu libre de mes décisions. Je me contente de suivre des intuitions, en acceptant tout ce qu’elles indiquent d’aliénation, de ma propre aliénation. Je constate qu’elles s’accompagnent d’un bruit de fond permanent
et me poussent dans un engagement à le découvrir sans cesse. Il s’agit seulement d’assumer
ces intuitions en se mettant en mouvement. Il y a bien plus de psychanalyse dans tout ça que de politique ! En tous cas, il s’agit d’accueillir voire de provoquer parfois des bouleversements, des dévastations où on perd ce que l’on sait. Pour cela, rien de mieux que de réinterroger dans l’action même de jouer de la musique (qui se confond parfois dans une non action vibratoire), de ré- interroger donc ses propres façons de faire, en dégageant des façons de défaire, et dans le fait de transmettre la possibilité de la rencontre avec les outils, les personnes, les oeuvres, les territoires, le travail qui mènent à ces bouleversements (ce qu’on peut appeler la pédagogie). Assumer c’est organiser et s’organiser en tentant
de ne jamais briser le flux des rencontres. De mettre en présence. C’est véritablement un non-choix de vie. Plutôt une nature à suivre et des moyens donnés à des intuitions pour qu’elles finissent peut-être par dévoiler ce qu’elles cachent. Si on appelle cela un engagement, il est bien plus complexe, plus brouillon, plus chaotique à mes yeux que l’engagement
idéologique, politique et militant. C’est bien le rôle de l’art que d’aller fouiller la complexité du réel fait entre autres d’oscillations permanentes entre objectivité et subjectivité. L’engagement militant, pour trouver une certaine
efficacité, se doit de considérablement simplifier les données objectives et cette simplification est souvent nécessaire : face à une agression sociale par exemple, rien n’est plus simple et efficace que de se mettre en grève ou de pratiquer
le sabotage !
Et dans ce cas-ci également, l’engagement n’est pas choisi, il est comme forcé, la réponse est immédiatement nécessaire. L’action artistique, cependant, ne peut se contenter de donner des réponses à des questions toujours trop simplificatrices, à suivre un calendrier et des circonstances imposés. Elle ne doit répondre à aucun interrogatoire.
JO : Ce qui conduit à se demander aussi : comment peut-on penser la musique aujourd’hui ?
Comment penses-tu celle(s) que tu fais ? Son inscription dans la société ?
LQN : Est-ce de la pensée ? Plutôt une poésie directe qui s’élabore dans le geste même de son déploiement.
Un fait (le fait de faire et défaire) qui se situe à la fois en-deça et au-delà de la pensée. Je ne fais pas de musique contre une autre mais en plus des autres, à côté, parfois ailleurs, parfois de fort loin. Ce que je souhaite transmettre, c’est juste indiquer qu’il y a toujours la possibilité de cet à-côté, de cette étrangeté, de ce lointain, que l’on peut tout aussi bien s’enthousiasmer pour les différences que pour les répétitions même si au bout du compte, dégagées de tout galvaudage mercantile,elles ne sont pas si étrangères les unes des autres. La société, comme entité abstraite, cesse d’exister aussitôt qu’on a affaire à des individus qui partagent de l’attention, qui s’accordent un temps pour cette attention, quelle que soient leur histoire et leurs idées. Permettre ces moments, se donner les moyens de les organiser, extraire les conditions de leur possibilité, c’est déjà beaucoup de travail, indissociable du fait artistique lui même. Il s’agit de mettre en présence parce que l’artiste est présent, coûte que coûte, aussi simplement que ça. Les mains dans le cambouis, dans l’humus, portant l’outil, grattant les ferrailles, pour se laisser ensorceler.