Catherine David est romancière, essayiste, critique littéraire. Son dernier livre » les violons sur le moi » ou pourquoi la célébrité nous fascine vient de paraitre chez Denoël. Il comporte un chapitre sur la burqa que nous reproduisons ci-dessous avec l’aimable autorisation de l’auteure.
La femme invisible
C’est dans le visage de l’autre que je perçois
l’infini.
emmanuel levinas
De même qu’on trouve dans les galaxies des trous noirs invisibles à l’envers des fontaines de lumière, voici que passent sur la place du marché des femmes sans visage. des humaines invisibles, dont la présence-absence crée des trous noirs dans l’espace relationnel. Shocking ! Oui, cette vision nous choque, elle nous semble quasiment pornographique, comme l’est toujours la négation de la femme. depuis quelques années, les porteuses du niqab ou de la burqa de l’islamisme extrême sont apparues au milieu des ménagères de Vénissieux et de quelques autres bourgades. Voici donc, isolées dans la foule, surplombées par les réclames sexy pour la lingerie aubade, Chantal Thomass ou La Perla, des femmes qui n’ont plus de bouche, plus de nez, plus de joues. Plus de lèvres, plus de dents, plus de narines, plus de sourcils, plus de menton. Ni oreilles ni cheveux, bien sûr. rien de rien. Personne. Seulement ce masque de tissu, cette porte fermée, cet écran intimidant, 100 % noir de chez noir. Circulez, rien à voir.
Et même leurs yeux ont disparu ! Ceci est nouveau sous le soleil, du moins dans notre région du monde, et cela même si nos stars portent souvent des lunettes fumées dans l’espoir de nous convaincre qu’elles veulent passer inaperçues. Car les Ray-Ban sont amovibles à tout instant, ce qui n’est pas le cas du voile intégral. et les lunettes laissent au moins entrevoir le reste du visage, la bouche, les cheveux, le cou, les joues, les oreilles. Même les masques vénitiens laissent passer la lumière du regard. Même L’Homme invisible du fameux feuilleton télévisé laissait deviner la forme de son nez et de ses lèvres sous ses bandelettes. et même le Pont-Neuf avait conservé son relief sous la grande voile blanche de Christo.
Elles, non. absence de forme, telle est la consigne. rideau. Chasse gardée. Qui sont-elles ? Secret absolu. rien qui suggère, rien qui évoque, rien qui éveille l’imagination. et rien qui permette à un œil étranger de les reconnaître, de les identifier, de les distinguer les unes des autres. emmurées dans leurs uniformes informes, ces ombres noires semblent porter le deuil de leur propre vie. Seuls les adeptes du Klu Klux Klan avaient osé, avant elles, se voiler entièrement la face à la manière des fantômes, mais eux avaient choisi le blanc — des linceuls immaculés à capuchon pointu, conçus pour inspirer la terreur.
Vivantes protestations contre les excès de lumière de la modernité, ces femmes-symboles témoignent de la victoire silencieuse du néant. en fait, cette absence de visage est une sorte de gouffre qui attire le regard de manière irrésistible et provoque une curiosité plutôt malsaine. avouons-le, nous sommes incapables de croiser ces femmes sans avoir envie de soulever ce voile qui nous repousse en les niant, envie de les regarder dans les yeux comme cela est habituel entre habitants du même quartier, comme cela se fait depuis la nuit des temps entre représentants de l’espèce sapiens sapiens sur notre petite planète, de Lutèce aux sommets du Machu Pichu et des rives du Gange aux brumes de Thulé. Non, nous n’avons pas, pas encore !, pris l’habitude de croiser des humains déguisés en fantômes.
Qu’une femme croie devoir cacher son corps pour se conformer à sa tradition, c’est son affaire, sa liberté. Même si on ne l’approuve pas, on peut l’accepter, fût-ce en maugréant. après tout, ces pudeurs excessives ont toujours existé dans l’islam, mais aussi bien dans le judaïsme, le catholicisme, le bouddhisme, l’hindouisme ou différents groupes sectaires. Les porteuses de tchador, les bonnes sœurs bien de chez nous, les emperruquées de Mea Shearim sont-elles heureuses de posséder malgré tout, bien à l’abri sous leurs doubles rideaux, un corps tiède, un vrai corps souple et sexué peut-être même désirable, un corps de chair et de péché, avec des ongles qui poussent, des sensations, des sécrétions — et un visage ? C’est difficile à dire, mais c’est leur jardin secret, et en tant que tel, infiniment respectable.
Mais se donnerait-on tant de peine pour dissimuler quelque chose d’indifférent ? « Cachez ce sein que je ne saurais voir », disait au xviie siècle notre tartuffe. Cacher le corps, ou une partie du corps, est souvent une façon d’attirer l’attention justement sur ce qui est caché. En Inde, les très convenables porteuses de sari trouvent naturel de dévoiler la partie du torse qui sépare la poitrine du ventre. et l’on en voit tous les jours, sur les bords du Gange, sortir de l’eau entièrement vêtues, alors même que le tissu leur colle à la peau et fait ressortir leurs formes d’une manière que les touristes trouvent affolante.
En Europe, la dialectique du caché-dévoilé dépend depuis longtemps de la mode du jour. Selon les époques, il est considéré comme indécent de montrer ses jambes ou ses seins, ses bras, ses épaules ou ses chevilles. Certes, les femmes voilées de l’islamisme extrême ne risquent pas de nous faire le coup de Cordelia, la jeune coquette dont parle Kierkegaard dans le Journal d’un séducteur, qui laisse entrevoir ses affriolants petits souliers en sortant d’une diligence. « Cachez ce corps que je voudrais contempler, mais que j’ai peur de désirer », dirait un tartuffe sincère. au xixe siècle, à Vienne, la pudeur est un mode de vie, et l’on sait que le petit Freud fut longtemps persuadé que, sous leurs longues jupes, sa mère et ses sœurs n’avaient pas de jambes.
À vrai dire, nos yeux sont un peu fatigués non pas d’avoir lu tous les livres, mais d’avoir vu toutes les images. entre la pudeur inhumaine du voile intégral et l’exhibition absolue des films X, nous avons en mémoire toutes les nuances vestimentaires possibles, le décolleté à la mode de la régence, la robe de bal de Scarlett O’Hara, le faux-cul de la Belle Époque, les pantalons de la garçonne des années 1920, la petite robe Vichy de la Brigitte Bardot que créa Vadim et que dénuda Godard, la minijupe de Courrèges, les cuisses de Marilyn sous sa jupe volante, les jupes droites fendues de Coco Chanel, les dos-nus de Dior laissant deviner la raie des fesses, les maillots brésiliens réduits à un fil, les transparences coquines de Jean-Paul Gaultier, la nudité innocente des Yanomami du Brésil photographiés par Lévi-Strauss, la nudité conformiste des vacanciers des îles du Levant, en somme nous assistons à un strip-tease permanent et toujours recommencé.
À l’inverse de la nudité du corps, cette fascinante exception qui attire les fantasmes, la nudité du visage constitue la norme en vigueur dans la quasi-totalité des cultures. Corps habillé mais visage nu, telle est la règle commune, la norme sociale élémentaire dont les enfants intègrent la nécessité dès leur plus jeune âge. L’image inverse, fantasmée par Pauline réage34 comme étant le comble de l’érotisme, serait justement celle d’O, son héroïne, entièrement nue, mais le visage caché par une tête d’oiseau. Intuition bouleversante : privé de visage, un être humain s’exclut de sa propre espèce pour devenir oiseau ou fantôme.
Dans la vie quotidienne, sur la place du marché, loin des bals masqués, des cérémonies érotiques et autres carnavals, le fait de dissimuler son visage est tout simplement impoli, voire insultant. (Symétriquement, dans certains pays, il est considéré comme impoli, voire insultant, de se promener en short ou avec une robe sans manches.) Contrairement aux apparences, la dissimulation du visage est à nos yeux une transgression, un franchissement des limites, une perversion. dans la mesure où elle interdit l’échange, la reconnaissance, elle équivaut à une négation de la vie en société. Le visage invisible, c’est l’impensable introduit dans la relation entre les êtres, l’anonymat érigé en vertu.
Les porteuses de burqa et de niqab ont-elles choisi librement leur servitude ? À vrai dire nous avons du mal à croire leurs déclarations, nous qui avons le courage de montrer notre visage à n’importe qui, notre visage même un peu froissé par la nuit, même un peu rafistolé, ce visage qui nous représente, qui parle pour nous, qui donne une foule de renseignements sur notre personnalité, notre état de santé, notre passé, nos désirs, nos chagrins, ce visage qui peut sourire ou faire la grimace, ce visage qui évolue sans cesse mais ne cesse jamais d’être reconnaissable, ce rébus que l’on ne se lasse pas de déchiffrer. auraient-elles ainsi proliféré si nos sociétés ne se livraient pas à cette perpétuelle surenchère dans l’exhibition de la vie privée ? Il faut le reconnaître, la surexposition provocante de l’intime fournit à leurs pères, époux et grands frères, un prétexte sur mesure pour stigmatiser l’impudeur occidentale.
Depuis longtemps déjà leur corps avait disparu ; le hidjab englobant avait répondu au string brésilien et à ses dérivés, le tchador iranien avait méchamment aplati les coiffures à la diable. Les mains étaient souvent gantées, les chevilles soigneusement cachées sous des pantalons épais. Seul le visage était encore visible, mais au fond ce n’était pas tellement surprenant ; depuis des siècles, nos religieuses trouvent nécessaire de tout cacher, bras et jambes, chevilles et cheveux, mais leur visage est toujours resté à découvert, et nous savons qu’il peut même acquérir un surcroît d’expressivité en étant aussi strictement encadré — pensez à la Thérèse du film d’Alain Cavalier, incarnée par Catherine Mouchet.
Ce n’était donc pas assez. Cacher les seins, le ventre, le sexe, les bras, les jambes, les chevilles et les mains, ce n’était encore rien. Le scandale de la chair concupiscente n’était rien à côté de celui du visage. Le visage était coupable d’être nu, coupable d’être vu. Le visage était indécent par nature. La preuve : il était plein de trous. « Cachez ce visage que je ne saurais voir ! » dirait aujourd’hui un tartuffe islamiste. en effet, où va se nicher l’indécence féminine ? dans les narines (perpétuellement ouvertes) qui peuvent frémir, dans les lèvres (qui peuvent s’entrouvrir), dans les paupières (qui peuvent cligner), et ne parlons même pas du reste ! Notons que le visage de la femme ne bénéficie pas de cette protection naturelle fournie au visage de l’homme par la présence de la barbe. Vite, une seconde peau, vite un tissu noir pour remplacer la barbe manquante, pour masquer les orifices indispensables à la vie — à défaut de les boucher avec du ciment ?
Dans notre tradition culturelle, la pudeur n’est jamais tout à fait innocente, elle est à la fois un masque protecteur et un outil de séduction. Cette délicieuse ambiguïté était autrefois symbolisée par la mode de la voilette, qui fut inventée au xixe siècle par Caroline Reboux, la « reine des modistes ». Faite de tulle ou de dentelle, emblème du bon chic bon genre, la voilette se fixait sur le rebord d’un chapeau, et plus tard sur un bibi, avant d’être adoptée par Coco Chanel et Jeanne Lanvin. elle fleurit encore aujourd’hui chez de jeunes créateurs comme Renée Lapalus, Stéphanie Wesle ou Georgie Carss. La voilette est romantique, sophistiquée, attirante, the final touch. Elle sert avant tout à préserver le mystère des élégantes, tout en donnant envie d’y aller voir. Faite pour attirer le regard, la voilette a les vertus adoucissantes d’une sorte de lumière tamisée portative. elle laisse facilement deviner le visage d’une (forcément) jeune beauté. avec son grillage textile, la burqa venue d’Afghanistan ne laisse plus deviner quoi que ce soit, sinon une effroyable solitude.
En fait, nous en avons rarement conscience, mais nous vivons dans une civilisation où la nudité du visage est chose sacrée. La simple évocation du supplice de l’Homme au masque de fer nous fait encore frémir. Était-il masqué en permanence ou seulement pendant les transferts entre lieux de détention ? On ne sait. S’agissait-il du comte de Vermandois, fils de Louis XIV et de Mlle de La Vallière, incarcéré en 1661 pour avoir donné un soufflet au dauphin, et qu’on avait fait passer pour mort de la peste ? d’un bâtard d’Anne d’Autriche et du cardinal Mazarin ? Plus romanesque encore, et bien sûr c’est la théorie d’Alexandre Dumas dans Le Vicomte de Bragelonne, était-il un frère jumeau de Louis XIV ? Voltaire lui consacre un chapitre, où il précise que la mentonnière du masque avait « des ressorts d’acier qui laissaient au prisonnier la liberté de manger avec le masque sur le visage », et qu’on avait « ordre de le tuer s’il se découvrait ». Ce dont on est sûr, c’est que pendant trente-quatre ans, jusqu’à sa mort, l’Homme au masque de fer est transporté d’une citadelle à l’autre sans jamais recouvrer la liberté, sans retrouver son visage.
Or, le visage c’est le style, le visage c’est l’homme. Le visage est un message involontaire, un signe de connivence adressé à tous. Seule partie du corps qui soit presque en permanence offerte à la vue, le visage est l’autel de la foi humaniste, le support de l’altruisme, la condition de la générosité. Même un visage entièrement remodelé comme celui de Michael Jackson est encore un visage, nu, identifiable, émouvant. Chaque visage est spécial et différent de tous les autres, de même que chaque personne est unique. Nous avons justement en commun cette différence irréductible, cette unicité de l’être qui se donne à lire sur notre visage. de même que chacun est seul à être soi, nous avons en commun le fait d’avoir un visage unique et inimitable, quelles que soient ses autres caractéristiques (beauté, laideur, âge, cicatrices, liftings, etc.). Le visage est le premier spectacle qui s’offre à l’enfant qui vient de naître et le sujet de ses premiers gribouillis. Le spécialiste d’éthologie humaine Irenaüs Eibl-Eibesfeldt a publié sa collection de photographies des premiers sourires de nouveau-nés du monde entier, dans un livre qui prouve que le sourire est universel, et donc probablement inné.
On se souvient de l’événement que fut en novembre 2005 la première greffe partielle du visage sur une femme mutilée par une morsure de chien. Isabelle d. avait eu un malaise et s’était évanouie. « Quand je me suis réveillée, j’ai essayé d’allumer une cigarette et je ne comprenais pas pourquoi elle ne tenait pas entre mes lèvres… Je suis allée me voir dans la glace… » au CHU d’Amiens, deux équipes de chirurgiens unissent leurs efforts pour réaliser la première « allogreffe de tissus composites nez-menton-lèvres », et rendre à Isabelle d. une figure humaine. Certes, ce n’est pas la sienne, de figure, il lui faudra s’habituer « à faire sien le visage d’une autre », de même qu’elle devra réapprendre à parler, à sourire, à embrasser. Noëlle Châtelet a consacré un récit36 plein d’émotion et de tact à cette odyssée du visage qui a permis à Isabelle d. de se regarder de nouveau dans la glace et de « ne plus voir ce trou ». et de ne plus porter un masque pour sortir dans la rue.
Le philosophe Emmanuel Levinas a tenté d’attirer notre attention sur l’importance fondatrice du visage d’autrui dans la constitution du sujet, sur le fait qu’il n’y a de réalité humaine que dans la relation à l’autre, et à travers lui. Sa vie entière a été consacrée à ce thème, auquel il revenait de façon lancinante, comme à la seule réalité sur laquelle puisse se fonder une éthique digne de ce nom. Pour Levinas, le visage de l’autre, dans sa poignante fragilité, est justement ce qui nous dit : « tu peux me tuer, mais tu ne le feras pas. »
Plutôt que d’interdire la burqa, ce qui risque de renforcer le fanatisme au lieu de l’affaiblir, il faudrait peut-être inscrire le droit au visage dans notre Constitution.
Nouvel article de Catherine David : le courage de Freud :
http://bibliobs.nouvelobs.com/20100504/19322/le-courage-de-freud