Ian Bintner naît en 1955. Sa mère Helen est irlandaise, son père John, luxembourgeois. Couple fusionnel, ils sont aussi des parents aimants mais peu loquaces. Est-ce parce qu’ils n’ont jamais vécu dans le pays dont ils ont la nationalité qu’ils ont du mal à répondre aux questions de leurs enfants soucieux de reconstituer le fil de leur histoire ? Leur fils, Ian, ne trainera pas le passé comme un boulet, il courra plutôt après son absence… Enfant : Ian a sa chambre au rez-de chaussée de la maison. Il sait que c’est là que les voleurs se rendent en priorité, alors chaque soir au moment d’aller se coucher, il a peur.Un jour en vacances en Espagne avec ses parents, il assiste à une procession de la Santa Semana. Les moines encagoulés porteurs de croix l’impressionnent terriblement et continuent de le visiter la nuit encore aujourd’hui.
On dit que l’angoisse et la peur pétrifient ceux qu’elles habitent. Lui au contraire, ces émotions le mettent en mouvement, l’empêchent de s’endormir. Quand il provoque les autres, c’est d’abord lui qu’il interpelle.
Ian est banquier comme d’autres jouent à la roulette russe. Il n’officie pas derrière un guichet mais plutôt en coulisse des grandes opérations financières comme les OPA. C’est un métier où on n’a pas le droit de se rater. Le matin il part à la guerre et en revient fort tard, souvent dans la nuit. Ses proches savent que ce travail le ronge. Ils n’ imaginent pas qu’il puisse aussi en jouir. Lui sait qu’il ne serait pas moins stressé s’il rangeait des caddies dans un supermarché. Alors quitte à avoir un sommeil difficile, autant que l’histoire soit intense.
Franchise désarmante du regard, ventre légèrement rebondi qui donne toute sa place aux émotions, Ian explore la planète de l’intranquillité, un territoire immense dont il ne fait pas semblant d’avoir la clé. Vis-à-vis de ses clients comme de ses enfants il joue à celui qui a parfaitement confiance en lui mais n’aime pas pour autant le mensonge. Il déteste les individus qui ne prennent pas le risque de vivre leur vie et qui clament qu’ils ont la plus belle femme, la plus belle voiture, la plus belle situation et le dieu cul béni qui va avec. Ian Bintner prend l’existence à bras le corps quitte à se taper la tête contre les murs.
Quand sa compagne, lui apprend qu’elle est enceinte, mais qu’elle ne veut pas élever un enfant dont le père est aux abonnés absents, ce jour-là, il réfléchit très vite. Donner tout son temps à son travail est un non sens, mais il n’a pas encore les moyens d’arrêter cette course folle.
Ian lui demande s’il serait acceptable que l’enfant à venir – une fille – ait un père capable de s’occuper d’elle quand elle aura 12 ans. Il sera alors en mesure de rendre à sa femme et à ses enfants le temps qu’il leur a volé.
L’idée d’accumuler le dérange. Il préfère jouer avec l’argent en accommodant ses ressources à ses dépenses. il prévoit qu’en 2000, il aura les moyens de voir venir pendant deux ou trois ans et envisage faire le tour du monde avec sa famille. Ils partiront deux ans avant la date prévue. Ian et sa femme ont eu Nina née en 1988, Wendy née en 1993 et Jean né en 1995. Manque à l’appel Lucas né en 1991 noyé dans une piscine, trois mois après la naissance de Wendy. Faire leur deuil sur place n’était pas possible. Ils ne pouvaient pas continuer à regarder leurs enfants comme si le pire pouvait à chaque seconde leur tomber dessus. Ils mettent en vente toutes leurs affaires, sur le trottoir devant leur maison, pas cher, juste à la tête du client, pour rire.
Débarrassé des couches superflues, il se sent libre, propre, presque tranquille. Tous, à part les vrais amis lui ont déconseillé ce départ qui ressemble à une fuite en avant « tu n’as pas le droit ». Raison de plus pour larguer les amarres. Il dit à sa compagne « tu m’aimeras encore, quand on n’aura plus rien ? » Elle lui répond « pauvres à deux, c’est encore très bien ! »
Pendant un an, ils voyagent et apprendront le monde à leurs enfants puis se poseront deux ans à Madagascar. Ian apprécie de moins en moins de rester allongé dans son hamac, dont les mailles lui laissent des traces dans le dos. On propose un nouveau job à Paris. Ils décident de rentrer. Il va repartir à la guerre.
L’année 2007 sera pour lui, d’une violence extrême. Le père de Ian meurt. Sa femme le quitte, et son boss lui dit qu’il n’a plus d’avenir dans la boîte. Malgré sa souffrance, il ne sent pas apte à jouer les victimes. Il répond que ce licenciement n’est pas si grave pour lui… Comme s’il savait qu’il allait rebondir, comme s’il savait que l’amour – la meilleure antidote à la peur – allait à nouveau éclairer son chemin. Il a d’ailleurs l’impression que la vie devient plus lisible, quand sa courbe connaît de très fortes amplitudes.
Saura-t-il avec l’âge mieux maîtriser ses angoisses ? Rien n’est moins sûr. Il n’a pas trouvé le système qui lui permette d’apprivoiser la mort. Sa seule arme et elle n’est pas négligeable est d’être en mouvement. Son tour du monde a été un choc culturel où il a appris qu’ils sont nombreux à ne pas vivre comme lui, à ne pas penser comme lui et il s’en est réjoui.
Lui qui courrait après un passé défaillant, se sent désormais libre d’inventer son propre destin. Aujourd’hui, il réfléchit, écoute, s’ouvre à la vie, à ses enfants.
Ian s’occupe à Lyon d’une association qui met à la disposition d’enfants aveugles des chiens dressés pour les guider. Grâce à eux, il découvre que toucher est un plaisir et aussi un langage.
Une conversation amoureuse forte se noue avec une femme plus jeune que lui. Face à ses craintes d’homme de plus de 50 ans, elle lui fait comprendre que l’individu est plus intéressant que son âge et lui demande de faire un peu attention à lui. Il l’entend.
Photo : Arielle Bernheim
Textes : François Bernheim