Fin Octobre 2013 les éditions Fayard publiaient les lettres et entretiens d’Hannah Arendt avec l’historien allemand Joachim Fest « Eichmann était d’une bêtise révoltante.En  1960, les services secrets israéliens capturent le nazi Adolf Eichmann en Argentine. Il sera jugé par un tribunal ordinaire à Jérusalem entre Avril  et Décembre 1961 et exécuté le 31 Mai 1962. La philosophe  Hannah Arendt a suivi la totalité du procès en tant qu’envoyée spéciale du New York Times.En 1963 Paraissait aux Etats Unis puis en Allemagne et en France son livre  « Eichmann à  Jérusalem ». Si l’ouvrage a provoqué un scandale, voire des flambées de haine, c’est en raison des prises de position de l’auteur sur la nature du crime et la personnalité de l’accusé. Le sous titre du livre : « un rapport sur la banalité du mal » résumant (ou déformant ?) les positions prises à l’intérieur de l’ouvrage aurait  suffi à enflammer les esprits. Comment peut-on parler de banalité face à l’horreur  monstrueuse d’un massacre de 5 à 6 millions d’individus ?

Avec la Shoah le crime change brutalement de dimension. Le régime totalitaire nazi met sur pied une entreprise criminelle de grande envergure, une organisation  dont les rouages sont des fonctionnaires de l’élimination systématique du peuple juif. Les entretiens d’Hannah Arendt avec  Joachim Fest ont l’immense mérite, d’interroger tant la réalité d’aujourd’hui que notre histoire. Nous savons désormais que la mise en perspective des idées  leur interprétation ne dépend pas seulement du talent et de la clarté des auteurs  mais tient également au contexte politique et social dans lequel elles se propagent. Comment les rescapés, les familles, les proches des millions de femmes et d’hommes  assassinés auraient-ils pu, accepter que leur tragédie devienne un événement banal ? Même si le propos Hannah Arendt n’est pas celui là, on peut facilement imaginer ce que les naufragés de l’histoire ont pu comprendre.Il est aussi vrai que la monstruosité du génocide tient aussi au fait qu’il n’est pas commis par des monstres. La traductrice du livre d’entretiens, Sylvie Courtine – Denamy citant Günther Anders  en donne une explication d’une brutalité, hélas imparable. « Six millions demeurent pour nous un simple nombre, tandis que l’évocation d’une dizaine de tués aura peut être quelque résonnance en nous, et que le meurtre d’un seul homme nous remplit d’effroi » Ainsi l’horreur du crime serait, hors du contexte, inconcevable pour un quelconque observateur. Ce qui inconcevable n’existe pas. Un peuple est ainsi doublement nié. Les nazis et leurs amis lui refusent l’existence, et les peuples de la planète ont la plus grande difficulté à prendre conscience de son anéantissement.

Les controverses  qu’ont entrainé l’expression la banalité du mal ressortent-elles d’un malentendu ? Hanna Arendt a catégoriquement nié avoir voulu construire une théorie a partir du reportage effectué pour le New York Times. Ce qui l’a frappé c’est la médiocrité d’Eichmann. Certes ses contradicteurs ont argué que l’accusé loin d’être un homme ordinaire était un antisémite, un idéologue. Ironie de l’histoire Hannah Arendt aurait-elle pu se tromper sur la personnalité de l’homme, en faisant une analyse juste du meurtre collectif en régime totalitaire ? Selon les historiens , psychologues et auteurs cités par  Jean François Dortier dans son passionnant article ( La banalité du mal revisitée) paru dans Sciences humaines en 2008 ( n° 192 ) il semble bien que oui. Même si tous ne sont pas d’accord. Ainsi les expériences menées en laboratoire viendraient à l’appui de ce qui s’est passé en Allemagne, au Vietnam, en Irak , au Rwanda et ailleurs… , chaque homme dans des conditions particulières de conditionnement pourrait devenir un bourreau. Hanna Arendt ne va pas jusque là et  bien au contraire elle a affirmé avec force qu’Adolph Eichmann était coupable et encore plus coupable qu’un individu souffrant  d’un dérèglement mental. Certains des arguments employés reprennent les attendus du tribunal. Ainsi Hannah Arendt trouve extraordinaire que celui qui a tenté de s’abriter derrière sa fonction, redevienne, devant la justice, un homme jugé en fonction de ses actes. Pourquoi  a-t-elle par ailleurs développé une autre argumentation exploitée dans le titre de son livre et semble-t-il partagée par Joachim Fest ? Il faut déjà comprendre que la bêtise, n’est pas exactement la bêtise, Eichmann était intelligent mais bête parce que sans pensée, sans profondeur et dénué de tout respect de l’autre ? L’argument semble  problématique. Va-t-on exécuter un homme parce qu’il n’a pas de sens moral ou parce qu’il a commis un crime ? Avec les procès de Nuremberg, et la création, beaucoup plus tard,  d’un tribunal pénal international (1993), la communauté internationale s’est doté d’outils juridiques permettant de combattre les crimes contre l’humanité. Même si cette avancée est à l’aune de nouvelles tragédies, elle existe. Il reste, qu’on ne peut s’empêcher de retenir son souffle en lisant ce livre, tant l’on sent   que toute la clarté n’a pas été faite sur ce chapitre infâme de notre histoire. Il ne s’agit pour autant de tomber dans le piège d’une irréversible malédiction humaine. Car si l’homme  n’était que mauvais, il ne resterait plus aux uns qu’à pleurer avec les victimes et aux autres à se réjouir avec les bourreaux. Heureusement la réalité est plus complexe que cela. Peut être un jour pourrons nous regarder en face l’ambivalence humaine et ainsi trouver les moyens d’y faire face. En attendant nous lisons cet ouvrage à un moment où fleurissent en France, les slogans abjects de l’extrême droite. Qu’Hanna Arendt ait totalement raison ou non n’est pas le plus important. Son livre et son combat nous rappellent la nécessité, pour ne pas dire l’urgence  où nous sommes de trouver des ponts entre l’intelligence critique des intellectuels et l’expression exacerbée d’un peuple à l’abandon. Cette démarche exclut tout misérabilisme. Pour être, un jour, moins bêtes, nous devons redonner du sens à la politique.

 

 

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