Par Guillaume Allary

R.I.P J.G. !

Cela fait des années que je lis et que j’aime Ballard. En 2005, à l’occasion de la sortie française de « Millenium people » (qui est loin d’être son meilleur livre), j’ai passé un après-midi délicieux en sa compagnie. Il m’a servi un thé sous ce tableau de Delvaux si incongru dans ce petit pavillon dans la banlieue de Londres et nous avons parlé de lui, de Nietzsche, de tourisme, d’Espagne, de Houellebecq, de centres commerciaux, et de l’ennui qui flottait au dessus de Shepperton, banlieue résidentielle de Londres où le romancier habitait depuis près de 50 ans. Tout de suite, j’ai aimé cet homme, mais ce n’est qu’aujourd’hui, alors qu’il vient de nous quitter et que je viens de terminer « La vie et rien d’autre », son émouvante autobiographie arrachée à la maladie, que j’ai vraiment compris pourquoi j’aimais Ballard : parce que Ballard est un écrivain mère de famille. L’expression est de lui : « certains pères font de bonnes mères ; j’espère avoir été de ceux-là ». Et quelques pages avant : « Etre aussi proche de mes enfants faisaient mon bonheur. Du moment qu’ils étaient heureux, rien d’autre n’avait d’importance : ma carrière d’écrivain, réussie ou non, restait accessoire. ». Ne voyez aucune coquetterie dans la formule : Ballard, dans les 290 pages de cette autobiographie qui balaye sa vie plutôt tranquille d’un camp d’internement de Shangaï à sa reconnaissance internationale (via notamment le cinéma avec Crash de Cronenberg et l’Empire du soleil de Steven Speilebrg) ne prend pas une seule fois la pose. Veuf à 32 ans, il a simplement élevé seul, avec ses maigres droits d’auteurs, ses 3 enfants. Et là se trouve l’une des clés de son génie littéraire.

Une bonne mère de famille se soucie en effet de savoir dans quel monde vivront ses enfants. La plupart évitent de trop y penser ou se disent qu’il ressemblera peu ou prou à celui qu’elles ont connu. Ballard, lui, a très tôt compris que notre monde était en train d’opérer une profonde mutation. L’épuisement des années 60 dans la violence ? Il l’a chroniqué avec un temps d’avance dans « La foire aux atrocités ». La catastrophe écologique ? Il l’a prophétisé dans « Le monde englouti » et « Sécheresse ». La pulsion de mort qui nourrit la société de consommation ? Il l’a diagnostiqué dès 1973 avec « Crash ». L’épuisement du désir dans nos sociétés de consommation et de loisir ? Il l’a établi dans « Super Cannes » ou « La face cachée du soleil ». Ballard est une mère de famille comme aucun d’entre nous en ont eu : en plus d’enchaîner les courses, la préparation des repas et les allers-retours aux anniversaires, il racontait, dans des romans à déconseiller à tous les enfants, le monde qui vient. Au cœur des sixties, un homme qui se transforme en ménagère était plutôt inhabituel (il raconte d’ailleurs que les journalistes femmes venues l’interviewer dans sa maison de Shepperton ont presque toute glissé dans leur article que son intérieur était poussiéreux !). Dans le milieu de la SF, un auteur qui s’intéresse davantage aux évolutions psychologiques qu’aux innovations techniques était forcément mal vu. Même s’il a commencé à publier dans des journaux de SF britanniques comme « New worlds », même s’il a longtemps été estampillé écrivain de SF, Ballard dit ne s’être jamais senti appartenir à cette famille qui, en retour, ne l’a jamais vraiment accepté. Ses camarades imaginaient un futur peuplé de robots et de vaisseaux spatiaux. Lui préférait le traquer dans des histoires bizarres au cœur d’un monde qui ressemble étrangement au nôtre. Comme il l’explique dans « La vie et rien d’autre », le futur n’est pas un horizon lointain et fantastique : il est devant nous, tapis dans notre quotidien. Prenez « Supercannes », ce manifeste extralucide sur l’évolution du capitalisme et le retour de la barbarie au cœur de nos sociétés technologiques. En France, « Supercannes » a un nom : Sofia antipolis. Demain est donc déjà là. Tout comme le passé continue de vivre dans le présent, des graines de futur sont visibles ici et maintenant. Ballard, de la fenêtre de son salon de Shepperton ou lors de ses virées familiales sur le continent, n’a cessé de les traquer. Pour ensuite les faire éclore, les mettre en scène. Il a révolutionné la science-fiction ? Sans doute, mais tel n’était pas son but. Il a inventé le roman d’anticipation ? Sans doute, mais tel n’était pas son but. Dans toute son œuvre, Ballard dit avoir cherché à répondre à cette même question : « Et maintenant, que va-t-il se passer ? ». Comme ils sont rares et précieux les romanciers qui ont sur donner corps à cette interrogation ! Comme ils devraient être lus et relus par tous ceux qui s’inquiètent de savoir où nous allons ! Rien que pour cela, cette singulière mère de famille mérite une pace de choix au panthéon des lettres britanniques. Rest in peace James Graham Ballard !

J.G. Ballard, La vie et rien d’autre. Denoël. 291 p.

A signaler également l’édition complète de ses nouvelles :

  1. J.G. Ballard, nouvelles complètes vol 1 et 2. Tristram

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